Nouvelles (Atelier d'écriture de Chantal Grimm)
La Quête - (thème « Écrivez la suite... »)
Texte d'amorce fourni :
Une femme marche le long de la route, le regard absent. L’apparition d’une automobile en
sens inverse l’incite à relever la tête. L’auto ralentit, puis s’immobilise à sa hauteur. Deux
hommes sont installés à l’avant. Baissant la vitre, celui du côté passager hèle la femme,
comme pour obtenir un renseignement. Ils échangent quelques mots. La femme s’agite.
Elle ouvre précipitamment la porte arrière et s’engouffre dans la voiture qui repart avec un
crissement de pneus après avoir fait demi-tour.
LA QUÊTE
Elle ne se souvenait pas avoir vu les deux hommes dans le camp. Avait-elle bien fait de les suivre ? Elle attendait cette nouvelle depuis si longtemps, qu’elle n’avait pas pris le temps de réfléchir. IL faut dire que si c’était vraiment arrivé, s’Il L’avait réellement retrouvée, alors leur vie à tous allait enfin changer. Les camps allaient disparaitre et ils pourraient reprendre une existence normale. Comme avant. Avant Son départ.
Elle se demandait comment cela se passerait. Allaient-ils réussir à se départir des habitudes prises depuis la catastrophe ?
Il faudra pour commencer réapprendre à vivre ensemble après le démantèlement des camps. La manière dont ces derniers avaient été organisés reposait tout de même sur des critères très subjectifs, dont avaient émergé méfiance, agressivité et délation. Un climat pour le moins délétère…
Perdue dans ses pensées, elle en avait oublié les deux hommes. Son attention se reporta sur eux, et, instantanément, la suspicion refit surface.
- De quel camp êtes-vous ? Votre visage ne me dit rien.
- Bah, le même que toi, répondit le passager, après un temps qu’elle jugea un peu trop long.
- Dans quel bloc vivez-vous ?
Silence.
Que se passait-il vraiment ? Pourquoi l’avaient-ils fait monter dans cette voiture en lui annonçant qu’Il L’avait retrouvée ?
- Dites-moi qui vous êtes et ce qu’il se passe. Pourquoi m’avez-vous menti ?
Nous ne t’avons pas menti. Il L’a bien retrouvée, répondit le passager en se tournant vers elle.
À ces mots, quelque chose lâcha en elle et des larmes se mirent à couler doucement.
vraiment
- Nous ne t’avons pas menti, mais nous ne t’avons pas tout dit non plus.
C’était la voix du conducteur.
- Que voulez-vous dire ?
- Il L’a bien retrouvée ? Mais elle ne veut pas revenir.
- Pardon ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Tu as bien entendu. Elle ne veut pas revenir.
- Mais alors, pourquoi m’avoir fait monter avec vous ? Qu’allez-vous faire de moi ? Vous n’êtes pas de mon camp. Je ne vous ai jamais vus.
- Tu as raison. Nous sommes du Service de la Quête.
Elle était médusée. Le SQ ? Bien sûr, elle en avait déjà entendu parler. Mais, comme beaucoup, elle n’avait jamais vraiment cru en l’existence de ce camp suprême, censé diriger la Quête pour La retrouver et protéger l’Élu.
Pourtant, ils étaient bien réels. Devait-elle les croire ?
Et surtout, pourquoi l’avaient-ils prise dans leur voiture ? Tant de questions se bousculaient dans sa tête. Elle sentait une migraine s’installer. Les émotions contradictoires s’enchaînaient. Que devait-elle faire ? Que devait-elle penser ?
- Vous ne m’avez pas dit ce que je faisais ici avec, avec vous.
- On a besoin de ton aide.
- Mon aide ? Mais, je ne suis qu’un membre lambda de catégorie 5.
- Il a été désigné pour La retrouver, mais toi seule peux La faire revenir.
Elle comprenait mieux à présent. Toutes ces années, elle s’était demandé pourquoi elle avait le droit d’exercer sa médecine, alors que toute forme de culte était par ailleurs interdite. Elle pouvait circuler librement pour aller récolter ses plantes (elle revenait justement d’une cueillette nocturne, quand elle avait croisé la voiture), et prodiguer ses soins parallèles, au vu et au su de tous, sans jamais être inquiétée. Certes, une certaine discrétion était de mise, mais ses pratiques étaient bien connues et elle recevait régulièrement des membres des catégories supérieures, et même parfois, des visiteurs d’autres camps.
Depuis toujours, elle nourrissait un lien privilégié avec la nature, et avec Elle en particulier. Mais ce lien reposait sur le respect et l’admiration. Comment pourrait-elle La convaincre, alors qu’elle se considérait comme l’une de ses disciples ? Si elle L’avait célébrée, si elle Lui avait chanté Ses louanges, elle ne s’était jamais trouvée en position d’échanger directement avec Elle. Ce que ces hommes lui demandaient lui semblait bien au-delà de ses compétences.
Pourtant, elle ne pouvait refuser. Elle ne pouvait sauter de cette voiture et s’enfuir. Et pour aller où ? Elle n’avait pas le choix. Les enjeux étaient trop importants. Elle réalisait que l’apparente division des camps dissimulait une union souterraine au nom de la Quête.
Tous les membres des catégories dirigeantes n’avaient eu de cesse de La retrouver et s’étaient alliés dès le début dans cet objectif.
Tout à ses réflexions, elle entendit à peine le moteur ralentir et le conducteur dire :
- Parfait, Il est là. Pile à l’heure.
Elle leva la tête pour découvrir un jeune garçon au regard profond. C’était donc Lui, l’Élu.
Une femme était avec Lui. Le passager sortit, échangea quelques mots avec cette dernière et revint à la voiture avec l’Enfant.
Lorsqu’Il prit place sur la banquette à côté d’elle, elle sentit comme une onde circuler entre eux.
L’homme referma la portière et s’assit à l’avant, après avoir adressé un signe de tête à la femme restée seule sur le bas-côté.
Le regard de l’Élu était accroché au sien. Sans rien se dire, ils communiquaient.
La voiture reprit la route, guidée par Ses indications.
Ils s’enfoncèrent dans la nuit. Bientôt, il n’y eut plus de route. Où étaient-ils ? Elle avait l’impression d’avoir quitté le sol, d’être loin de tout repère. L’Élu la rassurait en la regardant intensément.
Puis, Il posa Sa main sur la sienne et ferma les yeux. Elle sut alors qu’ils approchaient. Elle pouvait sentir la présence de La disparue, comme jamais auparavant. À son tour, elle ferma les yeux.
L’Élu dit au conducteur :
- Arrêtez-vous. Nous allons terminer à pied.
Les deux hommes ne diraient pas un mot. La voiture s’arrêta. L’Élu l’invita à descendre d’un geste doux.
Ils se trouvaient au cœur d’une forêt dense. L’obscurité était à la fois profonde et lumineuse. Ils étaient donc tout proches d’Elle.
L’Enfant lui prit la main et ils avancèrent d’un pas lent et silencieux. Elle avait plus l’impression de flotter que de marcher.
Elle sentait quelque chose enfler dans son ventre. Elle n’avait jamais été aussi près de Celle dont l’esprit animait chacun de ses actes depuis tant d’années, et ce, malgré Sa disparition.
Enfin, au bout d’un temps, qui lui avait paru aussi court qu’interminable, ils se retrouvèrent devant Elle, éblouis par Son rayonnement.
Superbe, majestueuse, la Lune était réapparue.
Tout est affaire de bulles (thème « Au cas où »))
Etsi et Aucasoù filaient le parfait amour. Ils se complétaient si bien ! À chaque fois qu’elle disait :
- Et si nous allions…,
il répliquait immanquablement :
- Oh oui ! Quelle bonne idée ! Prenons ça au cas où.
Ainsi, leurs escapades impromptues bénéficiaient de la spontanéité d’Etsi et de la prévoyance d’Aucasoù. Jamais l’élan du moment n’était gâché, faute d’avoir le bon équipement ou une réservation opportune en haute saison.
Aucasoù jouissait pleinement des idées d’Etsi, qui mettaient tant de joie et de légèreté dans sa vie. Quant à Etsi, elle aimait l’en train dont faisait preuve Aucasoù pour suivre chacune de ses lubies, et se sentait tout à fait rassurée par la prévoyance de son compagnon.
Bref, c’était l’harmonie sans aucune fausse note.
Oui, mais voilà…
Avec le temps, Aucasoù s’essoufflait à toujours tout prévoir dès que sa belle s’enflammait. Il devait aussi reconnaitre que son côté casanier était bien malmené depuis qu’il connaissait Etsi. Ce qui l’avait séduit, puis attendri, finissait par le fatiguer, voir l’irriter. Il rêvait d’un petit week-end dans son canapé (après avoir fait les courses nécessaires, ça va de soi !)
De son côté, Etsi n’était dépérissait aussi. L’état d’esprit « tout est paré » de son compagnon lui pesait de plus en plus. Elle qui n’était qu’impulsion et spontanéité souffrait de l’étape « prévoyance » devenue incontournable. Quand elle lançait : « Et si nous roulions jusqu’à la mer ? », ce qu’elle voulait vraiment dire, c’était : « Roulons jusqu’à la première plage et jetons-nous dans l’eau. »
Peu lui importait d’avoir ou non un maillot de bain ou de savoir où ils dormiraient. Ce qui comptait, c’était de suivre l’élan du moment, de vivre intensément l’instant, sans se soucier des détails.
Si au début, elle avait apprécié le fait d’avoir une chambre réservée après une telle idée, avec le temps, elle considérait cette prévoyance comme un frein.
Vous l’aurez compris, Etsi et Aucasoù s’étiolaient au contact l’un de l’autre.
Pour Etsi, la vie avait perdu toutes ses bulles. Tandis qu’Aucasoù était en ébullition.
Ils se décidèrent un beau jour à se parler. Si chacun avait redouté ce moment, ils éprouvèrent rapidement en grand soulagement.
Ils se quittèrent en toute sérénité, un sourire aux lèvres et le cœur léger, heureux de reprendre le cours de leur vie.
Aucasoù redécouvrit les joies d’user de sa prévoyance à son rythme, selon ses envies. Etsi jubilait de suivre son instinct en ne pensant à rien d’autre.
Et puis…
Au cours d’une soirée avec des amis, Etsi entendit ce début de phrase : « Que diriez-vous de… »
Intriguée, elle chercha d’où venait la voix au timbre chaleureux. Elle vit alors l’homme qui avait prononcé ces mots.
Elle s’en était rapprochée, lorsqu’il dit :
- Que diriez-vous d’aller à la mer ?
Autour de lui, certains se taisaient, un peu gênés, d’autres émettaient des réserves.
Quant à Etsi, elle planta ses yeux dans ceux de l’intrépide invité et ressentit une joie profonde en voyant y pétiller une myriade de bulles…
L’histoire ne raconte pas ce qu’il advint d’Aucasoù, mais n’ayez aucune inquiétude, il aura sans doute tout prévu !
08/03/2024
Le camping des rêves marins (thème « Au cas où »)
Mon ex-mari fait partie de l’étrange secte « Au cas où ».
Ça ne vous dit rien ? Laissez-moi vous expliquer.
Il est de ces gens qui ont tout, mais absolument tout, « au cas où ».
Un exemple ?
Même par une magnifique journée ensoleillée, il part avec un parapluie « au cas où ».
Quand nous partions en vacances, la voiture était tellement remplie qu’une remorque n’aurait pas été inutile.
Les enfants devaient se faufiler et se contorsionner pour trouver un peu de place. Peu lui importait que nous allions à l’hôtel ou dans une location tout confort. Nous devions partir avec une machine à café, un aspirateur et autres joyeusetés, que nous avions bien entendu en double. Vous savez « au cas où ».
Je ne sais pas comment j’ai tenu plus de 15 ans avec lui. Au-delà de l’encombrement, des dépenses inutiles, qui nous mettaient régulièrement dans le rouge, cette manie faisait peser une atmosphère anxiogène sur notre quotidien.
Son obsession de tout avoir « au cas où » générait l’angoisse permanente du « et si » sur nos têtes. Il était même parvenu à contaminer nos enfants.
Ainsi, notre fille partait chaque matin à l’école avec une culotte dans son sac. Quand je lui en demandais la raison, elle me répliquait immanquablement : « Au cas où ». Et si j’essayais de l’en dissuader, elle dégainait l’arme absolue du « Mais maman, et si… », argument devant lequel je ne pouvais que m’incliner.
Quant à mon fils, il ne sortait jamais sans son « kit au cas où », comme il l’appelait. Il s’agissait d’un sac à dos, dont il vérifiait chaque matin le contenu. On pouvait notamment y trouver un pantalon de pluie, des allumettes, un couteau suisse ou encore une boîte de cassoulet ou un canoë gonflable.
Vous l’aurez compris, parler de secte n’est pas exagérer. Je restai seule à l’écart de cette maniaquerie, à laquelle je m’efforçais chaque jour de résister.
Le coup de grâce, ou plutôt le couperet, qui a mis fin à notre mariage, fut un séjour en camping.
Cet été-là, nous avions donc décidé de tenter l’aventure du camping. Rendons justice à mon ex-mari : il faut reconnaitre que c’était une sacrée gageure pour lui. Je me demande encore comment cette idée a pu le séduire.
Bon, je ne vous cache pas que, pour l’occasion, il avait sauté le pas et acheté une remorque… Cela ne l’empêcha pas de surcharger la voiture, « au cas où ».
Nous voilà donc partis pour un séjour sous la tente, munis d’un mixeur, d’un grille-pain et même d’un appareil à raclette !
Mais, à notre arrivée au camping, sous une pluie battante, mon ex-mari réalisa que la tente était restée dans notre garage.
Il l’avait mise de côté, pensant la sangler sur le toit à la dernière minute, pour y avoir accès rapidement, « au cas où », et l’avait oubliée lorsqu’il avait décidé de partir en pleine nuit, en m’expliquant « Tu comprends, au cas où il y aurait des bouchons ».
Ce jour-là, devant l’emplacement B13 du camping des Rêves marins, je lui ai dit : « Et si je te quittais ? »
Le lait chocolaté (nouvelle olfactive)
- Faut m’comprendre, M’sieur le Juge… Vous pouvez pas imaginer le bien que ça me fait. À chaque fois que j’allume un de ces p’tits réchauds à gaz, je repars 30 ans en arrière…
Je ferme les yeux, et je revois ces grandes plages du Nord. Vous voyez, celles où les cabanons en bois s’alignent ? Ça y est ? Vous y êtes ?
Pour nous, c’était Berck-plage. Une immensité de sable, de grandes marées, et ces petits cabanons, bien alignés.
Rien que d’y penser, je peux sentir le vent marin sur mon visage, le sable, doux et chaud, qui file entre mes doigts et se coince entre mes orteils. Je sens même le sel de la mer qui, en séchant, picote mes jambes. Je sens les effluves de crème solaire, et puis l’odeur des frites vendues dans le camion au bord de la plage. De temps en temps, maman nous en offrait une barquette. Vous voyez ces petites barquettes transparentes ? Et bah, les frites étaient servies dedans avec de la sauce Piccadilly. Cette drôle de sauce jaune avec des morceaux de trucs dedans. Pas de la moutarde qui pique, hein ?
Je sais pas pourquoi, mais ces frites-là, elles avaient pas la même odeur que les autres. J’ai jamais retrouvé ça nulle part. Ces frites-là, elles avaient une bonne odeur de friture. C’était l’odeur des vacances, de la plage, des baignades et des châteaux de sable.
- Certes, Monsieur. Mais ne s’éloigne-t-on pas un peu des réchauds et de votre mauvaise habitude d’incendier des maisons avec ? Pouvez-vous me dire quel est le rapport entre les réchauds et Berck-plage ?
- Mais tout ! Tout est en rapport ! Le réchaud, c’est tout ce que je viens de vous raconter ! Mais surtout, le réchaud, l’odeur particulière du gaz quand on l’allume, c’est le lait chocolaté…
- Le lait chocolaté ? Là, je suis perdu.
- Ben oui ! Vous voyez ces bouteilles plastiques de lait chocolaté ? Celles qui sont un peu opaques, pour laisser voir le lait marron ?
- Je crois que je vois oui. Enfin, je vois les bouteilles, pas le rapport avec notre affaire.
- C’est parce que je vous ai pas expliqué. Tous les après-midis, sur cette plage de Berck, dans notre petit cabanon, maman faisait chauffer du lait chocolaté avec un réchaud à gaz. Vous comprenez maintenant ?
- Je ne suis pas sûr, mais je vous suis. Poursuivez.
- C’est pourtant simple ! Ces vacances-là, de mes 0 à mes 7 ans, c’était le paradis. Ce sont les meilleurs souvenirs de ma vie. Ces été-là, la vie était douce, joyeuse, insouciante. Il y avait mes frères et sœurs, mes cousins, et mon tonton. Faut que j’vous parle de mon tonton Marco.
- Est-ce vraiment nécessaire ?
- Sauf si vous savez faire des boules de sable, je pense que oui.
- Des boules de sable… de mieux en mieux. Je ne sais pas où vous m’emmenez. Dire que nous parlions de réchauds à gaz…
- C’est incroyable, non, tout ce qu’on peut revivre, simplement en allumant un réchaud. Vous êtes pas d’accord, M’sieur le Juge ? Vous me comprenez quand même ?
- Certes, certes. Bon, accélérez s’il vous plaît.
- Oui, oui, je me dépêche. Mon tonton Marco, donc, il nous apprenait à faire des boules de sable. Il faut prendre du sable bien mouillé, et commencer à en faire une boule, en ajoutant du sable sec. Quand on a une belle boule, je fais vite, hein, je sais que vous êtes pressé.
- Merci.
- Donc, quand on a une belle boule, on l’enterre pour la faire cuire. Bon, le truc, c’est de pas perdre le four de vue. Hein ? Sinon… Enfin, vous comprenez.
- Oui, oui, je comprends.
- Quand elle est cuite, on déblaye le sable autour de la boule en faisant bien attention, et on la décore avec du sable mouillé, qu’on fait filer entre les doigts. Vous avez suivi ?
- Parfaitement. Merci pour l’atelier boules de sable. Mais, pourrait-on en revenir aux réchauds ? Je commence à sérieusement m’impatienter.
- Bon, bon, d’accord. Mais, j’essayais juste de vous faire comprendre tous les bons souvenirs que l’odeur des réchauds me rappelle. Vous voyez, on part d’un simple réchaud qu’on allume et on atterrit sur la plage à faire des boules de sable et boire du lait chocolaté. Y’a que ma maman qui me faisait du lait chocolaté, vous savez.
- Justement, votre mère, parlons-en… Si elle vous rappelle tous ces souvenirs heureux, pourquoi l’avoir fait brûler vive dans sa maison ?
- Ah attention, M’sieur le Juge, c’est pas maman qui me rappelle ces souvenirs… Faut être précis. C’est l’odeur du réchaud. Attention, c’est pas pareil.
- Soit… Veuillez m’excuser. Mais pouvez-vous répondre à ma question ? Pourquoi l’avoir fait brûler vive en allumant le brasier avec un réchaud ?
- C’est de sa faute, M’sieur le Juge. Ce jour-là, elle a pas voulu me faire du lait chocolaté…
29/02/2024
De rate et de bouillon (thème « Une expression imagée »)
Ils sont six. L’accident s’est produit il y a déjà six semaines. Albert regarde le fond de la caisse de réserve de vivres où six rations se battent « en duel ». Bien que très rationnel, il ne peut s’empêcher de penser : « 666, le numéro du diable. On y est. »
Dès le premier jour, Albert a pris les choses en main. Fonctionnaire rigoureux, il prit sur lui de rassembler toute la nourriture disponible pour gérer le rationnement. Jean-Paul, Marie et les trois autres lui ont accordé leur confiance les yeux fermés, connaissant son honnêteté sans faille.
Depuis, chaque jour, Albert répartit consciencieusement les vivres de manière équitable. Mais, il le sait, le jour fatal approche où il devra annoncer que la caisse est vide.
Si l’humeur est confiante, voire joyeuse de temps à autre, depuis le crash de leur avion, il ne peut s’empêcher d’être soucieux. Il sait bien que tout changera quand la nourriture viendra à manquer. Chaque soir, il s’endort en redoutant de voir arriver le jour où il leur annoncera qu’il n’y a plus de vivres. La douleur rapidement apparue juste sous son cœur s’intensifie jour après jour. « La rate, pense-t-il. » Féru d’anatomie, Albert a vite repéré l’organe en souffrance.
Le jour funeste arrive donc. Ce matin-là Albert distribue les rations et annonce :
- Mes amis, ne mangez pas votre barre en une fois, mais économisez-la, car ce sera la dernière.
- Quoi ? s’écrie Jean-Paul. Tu es sûr ?
- As-tu vérifié ? s’enquiert Marie
- Oui, répond placidement Albert. Je vous en parle depuis quelques jours, mais vous n’avez pas voulu l’entendre.
Marie s’effondre :
- Pourquoi les secours ne nous ont-ils pas encore trouvés ? On va tous mourir !
Albert, toujours très pragmatique, prend une fois de plus les rênes :
- Ne perdons pas espoir. Pour commencer, je propose (toujours très diplomate, Albert) que nous fassions des réserves de bois, tant que nous avons encore des forces. De cette manière, nous pourrons cuire ce que nous arriverons à chasser, nous réchauffer, et surtout nous signaler avec la fumée.
Ni une, ni deux, chacun met les bouchées doubles pour ramasser du bois. Albert a réussi à mobiliser les troupes. Il s’en félicite tout en empilant le bois. Toujours à l’affût de quelque nourriture, il se réjouit de tomber sur un buisson de baies comestibles, dont il fait des réserves.
Le soir venu, toute l’équipe est ravie de son travail. Mais, là, autour du feu, Jean-Paul remarque :
- Nous n’avons rien à manger. Nous n’avons fait que ramasser du bois et n’avons même pas pensé à trouver de la nourriture.
Content de lui, Albert ouvre la boîte où il a mis les baies ramassées et la place à côté du feu. Quel festin, pour ces ramasseurs de bois affamés. Repu, chacun s’endort. Seul Albert ne peut fermer l’œil, tout inquiet qu’il est du lendemain. Il le sait, les aigreurs vont se réveiller et l’entente se craqueler.
À force de motivation et d’encouragements, Albert parvient toutefois à entretenir le moral des troupes. Jean-Paul réussit même l’exploit de rapporter quelque menu gibier de temps en temps. L’équilibre précaire se maintient tant bien que mal. Mais les tensions guettent…
Albert le sait, ils ne tiendront pas longtemps comme ça. Déjà neuf semaines et pas un bruit d’avion ou d’hélicoptère. Ils se sont crashés au milieu de nulle part. Il n’arrive toujours pas à croire que des lieux si reculés puissent encore exister dans ce monde ultra-connecté. Si la situation n’était pas si tragique, il s’en réjouirait.
Chaque soir, sa rate le fait souffrir et chaque soir, il tente d’élaborer un plan pour le lendemain. Mais, il doit bien le reconnaitre : malgré toute sa bonne volonté, son imagination et sa motivation s’étiolent et il est en train de perdre ses dernières forces.
La solution ultime, il la connait. Il la repousse depuis plusieurs jours, mais il le sait, elle devient incontournable.
Sa décision est prise. Ce sera ce soir. Il attend que tout le monde soit bien dans les bras de Morphée pour se lever. Il commence par écrire deux lettres à ses compagnons d’infortune. Il en place une sur sa couche. Puis, à pas de loup, il s’éloigne du camp. Il a déjà repéré cet arbre et ce rocher qui lui permettraient d’exécuter son plan…
Le lendemain matin, Jean-Paul et les autres ne s’inquiètent pas tout de suite de l’absence d’Albert. Ils savent qu’il aime se lever tôt et aller « écouter la forêt », comme il dit, tout en leur ramassant de quoi faire un petit-déjeuner.
Jean-Paul le répète volontiers :
- Y’a pas à dire, cet Albert, il est un peu zinzin, mais sans lui, nous serions perdus.
Mais, au bout de quelques heures, Marie remarque la feuille de papier pliée, où il est écrit en gros : LISEZ-MOI.
Intriguée, elle rassemble la troupe et leur lit la lettre.
« Mes chers compagnons,
J’espère que vous me pardonnerez mon geste, mais je crois que c’était la seule chose à faire, pour espérer vous sauver. La saison des baies se termine et, vous en conviendrez avec moi, nous ne sommes que de piètres chasseurs-cueilleurs…
Vous trouverez ci-dessous des indications pour me retrouver, ou plutôt, pour retrouver mon corps. Le spectacle sera sans doute violent, préparez-vous. Mais, sachez que c’est pour la bonne cause.
Je me suis éloigné un peu du camp, pour vous éviter cette vision macabre de bon matin, et pour ne pas attirer les bêtes sauvages près de vous.
Ne perdez pas de temps, ça m’embêterait d’être dévoré par d’autres espèces. »
Ils n’arrivent pas à y croire. Ils ne veulent pas y croire.
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’enflamme Jean-Paul.
- Je crois qu’Albert nous parle de suicide, répond Marie.
Dévasté, le petit groupe suit les directions données par Albert. Comme des automates, ils mettent un pied devant l’autre, redoutant ce qu’ils vont trouver.
Un suicide ? Non, un sacrifice.
C’est ce qu’ils constatent en apercevant le corps de leur ami pendu par les pieds, le ventre ouvert, ses viscères au sol. Ils ne peuvent s’empêcher d’admirer l’ingéniosité du fonctionnaire, qui avait utilisé le rocher au pied de l’arbre pour faire contrepoids. À côté de la lame qu’Albert avait façonnée avec une partie de la carlingue de l’avion se trouvent une deuxième lettre et quelques herbes.
Marie s’empare de la feuille et lit la seconde missive.
« Mes amis,
Si vous lisez ces mots, c’est que vous m’avez trouvé. J’en suis bien heureux.
J’ai pris les mesures nécessaires pour que mon sang et mes viscères se soient évacués d’ici votre arrivée. Veuillez me pardonner pour la boucherie que vous regardez, mais j’ai fait au mieux pour que vous puissiez récupérer le maximum de viande.
Je vous recommande de garder mes meilleurs morceaux pour faire un ou deux repas de viande fraîche. Vous ferez fumer le reste, afin de le conserver aussi longtemps que possible.
Surtout, n’ayez pas les yeux plus gros que le ventre et rationnez-vous, je ne suis pas très gras et vous n’aurez pas beaucoup de réserves. J’espère qu’elles vous suffiront jusqu’à ce que vous ayez regagné la civilisation.
Vous l’aurez compris, mes amis, je vous encourage vivement à suivre ce petit ruisseau, qui nous désaltère depuis le début. Il se jette sans doute dans une rivière, qui vous mènera quelque part.
Jean-Paul, je sais que tu es contre ce plan. Mais, il faut se rendre à l’évidence : personne ne viendra à vous. C’est à vous d’aller à eux.
J’ai confiance en vous et en votre détermination. Restez unis. Vous le savez bien : “L’union fait la force”.
Ah oui, une dernière chose : pour ma rate, je vous conseille de la cuire dans un court-bouillon. Les quelques plantes qui sont près de cette lettre pourront servir d’herbes aromatiques. Je crains qu’elle ne contienne quelques toxines, qui seront tuées par la cuisson dans le bouillon. »
19 mars 2024