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De rate et de bouillon (thème « Une expression imagée »)

 

Ils sont six. L’accident s’est produit il y a déjà six semaines. Albert regarde le fond de la caisse de réserve de vivres où six rations se battent « en duel ». Bien que très rationnel, il ne peut s’empêcher de penser : « 666, le numéro du diable. On y est. »

 

Dès le premier jour, Albert a pris les choses en main. Fonctionnaire rigoureux, il prit sur lui de rassembler toute la nourriture disponible pour gérer le rationnement. Jean-Paul, Marie et les trois autres lui ont accordé leur confiance les yeux fermés, connaissant son honnêteté sans faille.

Depuis, chaque jour, Albert répartit consciencieusement les vivres de manière équitable. Mais, il le sait, le jour fatal approche où il devra annoncer que la caisse est vide.

Si l’humeur est confiante, voire joyeuse de temps à autre, depuis le crash de leur avion, il ne peut s’empêcher d’être soucieux. Il sait bien que tout changera quand la nourriture viendra à manquer. Chaque soir, il s’endort en redoutant de voir arriver le jour où il leur annoncera qu’il n’y a plus de vivres. La douleur rapidement apparue juste sous son cœur s’intensifie jour après jour. « La rate, pense-t-il. » Féru d’anatomie, Albert a vite repéré l’organe en souffrance.

 

Le jour funeste arrive donc. Ce matin-là Albert distribue les rations et annonce :

-          Mes amis, ne mangez pas votre barre en une fois, mais économisez-la, car ce sera la dernière. 

-          Quoi ? s’écrie Jean-Paul. Tu es sûr ?

-          As-tu vérifié ? s’enquiert Marie

-          Oui, répond placidement Albert. Je vous en parle depuis quelques jours, mais vous n’avez pas voulu l’entendre.

 

Marie s’effondre :

-          Pourquoi les secours ne nous ont-ils pas encore trouvés ? On va tous mourir !

 

Albert, toujours très pragmatique, prend une fois de plus les rênes :

-          Ne perdons pas espoir. Pour commencer, je propose (toujours très diplomate, Albert) que nous fassions des réserves de bois, tant que nous avons encore des forces. De cette manière, nous pourrons cuire ce que nous arriverons à chasser, nous réchauffer, et surtout nous signaler avec la fumée.

 

Ni une, ni deux, chacun met les bouchées doubles pour ramasser du bois. Albert a réussi à mobiliser les troupes. Il s’en félicite tout en empilant le bois. Toujours à l’affût de quelque nourriture, il se réjouit de tomber sur un buisson de baies comestibles, dont il fait des réserves.

 

Le soir venu, toute l’équipe est ravie de son travail. Mais, là, autour du feu, Jean-Paul remarque :

-          Nous n’avons rien à manger. Nous n’avons fait que ramasser du bois et n’avons même pas pensé à trouver de la nourriture.

 

Content de lui, Albert ouvre la boîte où il a mis les baies ramassées et la place à côté du feu. Quel festin, pour ces ramasseurs de bois affamés. Repu, chacun s’endort. Seul Albert ne peut fermer l’œil, tout inquiet qu’il est du lendemain. Il le sait, les aigreurs vont se réveiller et l’entente se craqueler.

 

À force de motivation et d’encouragements, Albert parvient toutefois à entretenir le moral des troupes. Jean-Paul réussit même l’exploit de rapporter quelque menu gibier de temps en temps. L’équilibre précaire se maintient tant bien que mal. Mais les tensions guettent…

Albert le sait, ils ne tiendront pas longtemps comme ça. Déjà neuf semaines et pas un bruit d’avion ou d’hélicoptère. Ils se sont crashés au milieu de nulle part. Il n’arrive toujours pas à croire que des lieux si reculés puissent encore exister dans ce monde ultra-connecté. Si la situation n’était pas si tragique, il s’en réjouirait.

 

Chaque soir, sa rate le fait souffrir et chaque soir, il tente d’élaborer un plan pour le lendemain. Mais, il doit bien le reconnaitre : malgré toute sa bonne volonté, son imagination et sa motivation s’étiolent et il est en train de perdre ses dernières forces.

La solution ultime, il la connait. Il la repousse depuis plusieurs jours, mais il le sait, elle devient incontournable.

Sa décision est prise. Ce sera ce soir. Il attend que tout le monde soit bien dans les bras de Morphée pour se lever. Il commence par écrire deux lettres à ses compagnons d’infortune. Il en place une sur sa couche. Puis, à pas de loup, il s’éloigne du camp. Il a déjà repéré cet arbre et ce rocher qui lui permettraient d’exécuter son plan…

 

Le lendemain matin, Jean-Paul et les autres ne s’inquiètent pas tout de suite de l’absence d’Albert. Ils savent qu’il aime se lever tôt et aller « écouter la forêt », comme il dit, tout en leur ramassant de quoi faire un petit-déjeuner.

Jean-Paul le répète volontiers :

-          Y’a pas à dire, cet Albert, il est un peu zinzin, mais sans lui, nous serions perdus.

 

Mais, au bout de quelques heures, Marie remarque la feuille de papier pliée, où il est écrit en gros : LISEZ-MOI.

 

Intriguée, elle rassemble la troupe et leur lit la lettre.

 

« Mes chers compagnons,

 

J’espère que vous me pardonnerez mon geste, mais je crois que c’était la seule chose à faire, pour espérer vous sauver. La saison des baies se termine et, vous en conviendrez avec moi, nous ne sommes que de piètres chasseurs-cueilleurs…

 

Vous trouverez ci-dessous des indications pour me retrouver, ou plutôt, pour retrouver mon corps. Le spectacle sera sans doute violent, préparez-vous. Mais, sachez que c’est pour la bonne cause.

 

Je me suis éloigné un peu du camp, pour vous éviter cette vision macabre de bon matin, et pour ne pas attirer les bêtes sauvages près de vous.

 

Ne perdez pas de temps, ça m’embêterait d’être dévoré par d’autres espèces. »

 

Ils n’arrivent pas à y croire. Ils ne veulent pas y croire.

 

- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’enflamme Jean-Paul.

 

- Je crois qu’Albert nous parle de suicide, répond Marie.

 

Dévasté, le petit groupe suit les directions données par Albert. Comme des automates, ils mettent un pied devant l’autre, redoutant ce qu’ils vont trouver.

 

Un suicide ? Non, un sacrifice.

C’est ce qu’ils constatent en apercevant le corps de leur ami pendu par les pieds, le ventre ouvert, ses viscères au sol. Ils ne peuvent s’empêcher d’admirer l’ingéniosité du fonctionnaire, qui avait utilisé le rocher au pied de l’arbre pour faire contrepoids. À côté de la lame qu’Albert avait façonnée avec une partie de la carlingue de l’avion se trouvent une deuxième lettre et quelques herbes.

 

Marie s’empare de la feuille et lit la seconde missive.

 

« Mes amis,

 

Si vous lisez ces mots, c’est que vous m’avez trouvé. J’en suis bien heureux.

 

J’ai pris les mesures nécessaires pour que mon sang et mes viscères se soient évacués d’ici votre arrivée. Veuillez me pardonner pour la boucherie que vous regardez, mais j’ai fait au mieux pour que vous puissiez récupérer le maximum de viande.

 

Je vous recommande de garder mes meilleurs morceaux pour faire un ou deux repas de viande fraîche. Vous ferez fumer le reste, afin de le conserver aussi longtemps que possible.

 

Surtout, n’ayez pas les yeux plus gros que le ventre et rationnez-vous, je ne suis pas très gras et vous n’aurez pas beaucoup de réserves. J’espère qu’elles vous suffiront jusqu’à ce que vous ayez regagné la civilisation.

 

Vous l’aurez compris, mes amis, je vous encourage vivement à suivre ce petit ruisseau, qui nous désaltère depuis le début. Il se jette sans doute dans une rivière, qui vous mènera quelque part.

Jean-Paul, je sais que tu es contre ce plan. Mais, il faut se rendre à l’évidence : personne ne viendra à vous. C’est à vous d’aller à eux.

 

J’ai confiance en vous et en votre détermination. Restez unis. Vous le savez bien : “L’union fait la force”.

 

Ah oui, une dernière chose : pour ma rate, je vous conseille de la cuire dans un court-bouillon. Les quelques plantes qui sont près de cette lettre pourront servir d’herbes aromatiques. Je crains qu’elle ne contienne quelques toxines, qui seront tuées par la cuisson dans le bouillon. »

 

 

 

19 mars 2024

 



20/06/2024
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