Le lait chocolaté (nouvelle olfactive)
- Faut m’comprendre, M’sieur le Juge… Vous pouvez pas imaginer le bien que ça me fait. À chaque fois que j’allume un de ces p’tits réchauds à gaz, je repars 30 ans en arrière…
Je ferme les yeux, et je revois ces grandes plages du Nord. Vous voyez, celles où les cabanons en bois s’alignent ? Ça y est ? Vous y êtes ?
Pour nous, c’était Berck-plage. Une immensité de sable, de grandes marées, et ces petits cabanons, bien alignés.
Rien que d’y penser, je peux sentir le vent marin sur mon visage, le sable, doux et chaud, qui file entre mes doigts et se coince entre mes orteils. Je sens même le sel de la mer qui, en séchant, picote mes jambes. Je sens les effluves de crème solaire, et puis l’odeur des frites vendues dans le camion au bord de la plage. De temps en temps, maman nous en offrait une barquette. Vous voyez ces petites barquettes transparentes ? Et bah, les frites étaient servies dedans avec de la sauce Piccadilly. Cette drôle de sauce jaune avec des morceaux de trucs dedans. Pas de la moutarde qui pique, hein ?
Je sais pas pourquoi, mais ces frites-là, elles avaient pas la même odeur que les autres. J’ai jamais retrouvé ça nulle part. Ces frites-là, elles avaient une bonne odeur de friture. C’était l’odeur des vacances, de la plage, des baignades et des châteaux de sable.
- Certes, Monsieur. Mais ne s’éloigne-t-on pas un peu des réchauds et de votre mauvaise habitude d’incendier des maisons avec ? Pouvez-vous me dire quel est le rapport entre les réchauds et Berck-plage ?
- Mais tout ! Tout est en rapport ! Le réchaud, c’est tout ce que je viens de vous raconter ! Mais surtout, le réchaud, l’odeur particulière du gaz quand on l’allume, c’est le lait chocolaté…
- Le lait chocolaté ? Là, je suis perdu.
- Ben oui ! Vous voyez ces bouteilles plastiques de lait chocolaté ? Celles qui sont un peu opaques, pour laisser voir le lait marron ?
- Je crois que je vois oui. Enfin, je vois les bouteilles, pas le rapport avec notre affaire.
- C’est parce que je vous ai pas expliqué. Tous les après-midis, sur cette plage de Berck, dans notre petit cabanon, maman faisait chauffer du lait chocolaté avec un réchaud à gaz. Vous comprenez maintenant ?
- Je ne suis pas sûr, mais je vous suis. Poursuivez.
- C’est pourtant simple ! Ces vacances-là, de mes 0 à mes 7 ans, c’était le paradis. Ce sont les meilleurs souvenirs de ma vie. Ces été-là, la vie était douce, joyeuse, insouciante. Il y avait mes frères et sœurs, mes cousins, et mon tonton. Faut que j’vous parle de mon tonton Marco.
- Est-ce vraiment nécessaire ?
- Sauf si vous savez faire des boules de sable, je pense que oui.
- Des boules de sable… de mieux en mieux. Je ne sais pas où vous m’emmenez. Dire que nous parlions de réchauds à gaz…
- C’est incroyable, non, tout ce qu’on peut revivre, simplement en allumant un réchaud. Vous êtes pas d’accord, M’sieur le Juge ? Vous me comprenez quand même ?
- Certes, certes. Bon, accélérez s’il vous plaît.
- Oui, oui, je me dépêche. Mon tonton Marco, donc, il nous apprenait à faire des boules de sable. Il faut prendre du sable bien mouillé, et commencer à en faire une boule, en ajoutant du sable sec. Quand on a une belle boule, je fais vite, hein, je sais que vous êtes pressé.
- Merci.
- Donc, quand on a une belle boule, on l’enterre pour la faire cuire. Bon, le truc, c’est de pas perdre le four de vue. Hein ? Sinon… Enfin, vous comprenez.
- Oui, oui, je comprends.
- Quand elle est cuite, on déblaye le sable autour de la boule en faisant bien attention, et on la décore avec du sable mouillé, qu’on fait filer entre les doigts. Vous avez suivi ?
- Parfaitement. Merci pour l’atelier boules de sable. Mais, pourrait-on en revenir aux réchauds ? Je commence à sérieusement m’impatienter.
- Bon, bon, d’accord. Mais, j’essayais juste de vous faire comprendre tous les bons souvenirs que l’odeur des réchauds me rappelle. Vous voyez, on part d’un simple réchaud qu’on allume et on atterrit sur la plage à faire des boules de sable et boire du lait chocolaté. Y’a que ma maman qui me faisait du lait chocolaté, vous savez.
- Justement, votre mère, parlons-en… Si elle vous rappelle tous ces souvenirs heureux, pourquoi l’avoir fait brûler vive dans sa maison ?
- Ah attention, M’sieur le Juge, c’est pas maman qui me rappelle ces souvenirs… Faut être précis. C’est l’odeur du réchaud. Attention, c’est pas pareil.
- Soit… Veuillez m’excuser. Mais pouvez-vous répondre à ma question ? Pourquoi l’avoir fait brûler vive en allumant le brasier avec un réchaud ?
- C’est de sa faute, M’sieur le Juge. Ce jour-là, elle a pas voulu me faire du lait chocolaté…
29/02/2024
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