La Quête - (thème « Écrivez la suite... »)
Texte d'amorce fourni :
Une femme marche le long de la route, le regard absent. L’apparition d’une automobile en
sens inverse l’incite à relever la tête. L’auto ralentit, puis s’immobilise à sa hauteur. Deux
hommes sont installés à l’avant. Baissant la vitre, celui du côté passager hèle la femme,
comme pour obtenir un renseignement. Ils échangent quelques mots. La femme s’agite.
Elle ouvre précipitamment la porte arrière et s’engouffre dans la voiture qui repart avec un
crissement de pneus après avoir fait demi-tour.
LA QUÊTE
Elle ne se souvenait pas avoir vu les deux hommes dans le camp. Avait-elle bien fait de les suivre ? Elle attendait cette nouvelle depuis si longtemps, qu’elle n’avait pas pris le temps de réfléchir. IL faut dire que si c’était vraiment arrivé, s’Il L’avait réellement retrouvée, alors leur vie à tous allait enfin changer. Les camps allaient disparaitre et ils pourraient reprendre une existence normale. Comme avant. Avant Son départ.
Elle se demandait comment cela se passerait. Allaient-ils réussir à se départir des habitudes prises depuis la catastrophe ?
Il faudra pour commencer réapprendre à vivre ensemble après le démantèlement des camps. La manière dont ces derniers avaient été organisés reposait tout de même sur des critères très subjectifs, dont avaient émergé méfiance, agressivité et délation. Un climat pour le moins délétère…
Perdue dans ses pensées, elle en avait oublié les deux hommes. Son attention se reporta sur eux, et, instantanément, la suspicion refit surface.
- De quel camp êtes-vous ? Votre visage ne me dit rien.
- Bah, le même que toi, répondit le passager, après un temps qu’elle jugea un peu trop long.
- Dans quel bloc vivez-vous ?
Silence.
Que se passait-il vraiment ? Pourquoi l’avaient-ils fait monter dans cette voiture en lui annonçant qu’Il L’avait retrouvée ?
- Dites-moi qui vous êtes et ce qu’il se passe. Pourquoi m’avez-vous menti ?
Nous ne t’avons pas menti. Il L’a bien retrouvée, répondit le passager en se tournant vers elle.
À ces mots, quelque chose lâcha en elle et des larmes se mirent à couler doucement.
vraiment
- Nous ne t’avons pas menti, mais nous ne t’avons pas tout dit non plus.
C’était la voix du conducteur.
- Que voulez-vous dire ?
- Il L’a bien retrouvée ? Mais elle ne veut pas revenir.
- Pardon ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Tu as bien entendu. Elle ne veut pas revenir.
- Mais alors, pourquoi m’avoir fait monter avec vous ? Qu’allez-vous faire de moi ? Vous n’êtes pas de mon camp. Je ne vous ai jamais vus.
- Tu as raison. Nous sommes du Service de la Quête.
Elle était médusée. Le SQ ? Bien sûr, elle en avait déjà entendu parler. Mais, comme beaucoup, elle n’avait jamais vraiment cru en l’existence de ce camp suprême, censé diriger la Quête pour La retrouver et protéger l’Élu.
Pourtant, ils étaient bien réels. Devait-elle les croire ?
Et surtout, pourquoi l’avaient-ils prise dans leur voiture ? Tant de questions se bousculaient dans sa tête. Elle sentait une migraine s’installer. Les émotions contradictoires s’enchaînaient. Que devait-elle faire ? Que devait-elle penser ?
- Vous ne m’avez pas dit ce que je faisais ici avec, avec vous.
- On a besoin de ton aide.
- Mon aide ? Mais, je ne suis qu’un membre lambda de catégorie 5.
- Il a été désigné pour La retrouver, mais toi seule peux La faire revenir.
Elle comprenait mieux à présent. Toutes ces années, elle s’était demandé pourquoi elle avait le droit d’exercer sa médecine, alors que toute forme de culte était par ailleurs interdite. Elle pouvait circuler librement pour aller récolter ses plantes (elle revenait justement d’une cueillette nocturne, quand elle avait croisé la voiture), et prodiguer ses soins parallèles, au vu et au su de tous, sans jamais être inquiétée. Certes, une certaine discrétion était de mise, mais ses pratiques étaient bien connues et elle recevait régulièrement des membres des catégories supérieures, et même parfois, des visiteurs d’autres camps.
Depuis toujours, elle nourrissait un lien privilégié avec la nature, et avec Elle en particulier. Mais ce lien reposait sur le respect et l’admiration. Comment pourrait-elle La convaincre, alors qu’elle se considérait comme l’une de ses disciples ? Si elle L’avait célébrée, si elle Lui avait chanté Ses louanges, elle ne s’était jamais trouvée en position d’échanger directement avec Elle. Ce que ces hommes lui demandaient lui semblait bien au-delà de ses compétences.
Pourtant, elle ne pouvait refuser. Elle ne pouvait sauter de cette voiture et s’enfuir. Et pour aller où ? Elle n’avait pas le choix. Les enjeux étaient trop importants. Elle réalisait que l’apparente division des camps dissimulait une union souterraine au nom de la Quête.
Tous les membres des catégories dirigeantes n’avaient eu de cesse de La retrouver et s’étaient alliés dès le début dans cet objectif.
Tout à ses réflexions, elle entendit à peine le moteur ralentir et le conducteur dire :
- Parfait, Il est là. Pile à l’heure.
Elle leva la tête pour découvrir un jeune garçon au regard profond. C’était donc Lui, l’Élu.
Une femme était avec Lui. Le passager sortit, échangea quelques mots avec cette dernière et revint à la voiture avec l’Enfant.
Lorsqu’Il prit place sur la banquette à côté d’elle, elle sentit comme une onde circuler entre eux.
L’homme referma la portière et s’assit à l’avant, après avoir adressé un signe de tête à la femme restée seule sur le bas-côté.
Le regard de l’Élu était accroché au sien. Sans rien se dire, ils communiquaient.
La voiture reprit la route, guidée par Ses indications.
Ils s’enfoncèrent dans la nuit. Bientôt, il n’y eut plus de route. Où étaient-ils ? Elle avait l’impression d’avoir quitté le sol, d’être loin de tout repère. L’Élu la rassurait en la regardant intensément.
Puis, Il posa Sa main sur la sienne et ferma les yeux. Elle sut alors qu’ils approchaient. Elle pouvait sentir la présence de La disparue, comme jamais auparavant. À son tour, elle ferma les yeux.
L’Élu dit au conducteur :
- Arrêtez-vous. Nous allons terminer à pied.
Les deux hommes ne diraient pas un mot. La voiture s’arrêta. L’Élu l’invita à descendre d’un geste doux.
Ils se trouvaient au cœur d’une forêt dense. L’obscurité était à la fois profonde et lumineuse. Ils étaient donc tout proches d’Elle.
L’Enfant lui prit la main et ils avancèrent d’un pas lent et silencieux. Elle avait plus l’impression de flotter que de marcher.
Elle sentait quelque chose enfler dans son ventre. Elle n’avait jamais été aussi près de Celle dont l’esprit animait chacun de ses actes depuis tant d’années, et ce, malgré Sa disparition.
Enfin, au bout d’un temps, qui lui avait paru aussi court qu’interminable, ils se retrouvèrent devant Elle, éblouis par Son rayonnement.
Superbe, majestueuse, la Lune était réapparue.
En direct du cœur (thème « télépathie »)
On croit souvent que le cerveau est le seul organe pensant du cœur humain. Mais, le docteur Ulysse Dupontage, éminent chirurgien cardiaque, a bien dû se rendre à l’évidence : les cœurs qu’il opérait trois fois par semaine lui parlaient…
Tout avait commencé il y a près de six mois. Ce jour-là, il opérait le cœur d’un petit garçon de 8 ans. Alors qu’il se trouvait pince à la main devant le petit torse ouvert, il entendit clairement une voix lui dire :
- Ne m’opère pas. Tu vas me tuer. Si tu m’arrêtes, je ne redémarrerai pas. Le problème ne vient pas de ma valve. Réfléchis bien. Ce n’est pas compliqué.
Ulysse suspendit son geste. D’où venait cette voix ? Autour de lui, les membres de son équipe échangeaient des regards inquiets. Le chirurgien était réputé pour ses gestes assurés et sans hésitations. Ulysse se reprit et dirigea à nouveau sa pince vers le petit cœur.
- Tu es sourd ou tu es bête ? s’éleva la petite voix, quelque peu énervée.
Ulysse ne put s’empêcher de répondre à la stupeur générale :
- Mais qui es-tu ? D’où viens-tu ?
Peu soucieuse du désordre qu’elle créait, la petite voix reprit :
- Bah, c’est moi ! Le cœur de Martin. Je te répète de ne pas m’opérer. S’il te plaît, écoute-moi. Je suis quand même le mieux placé pour savoir ce que j’ai et ce qu’il me faut !
À la grande surprise de toutes les personnes présentes au bloc ce jour-là, Dr Ulysse, comme son jeune patient l’appelait, décida de suspendre la mise en place de la circulation extracorporelle et de reporter l’opération.
Il craignait pour sa santé mentale et pensait qu’il faisait un burn-out.
Après de longues explications difficiles aux parents de Martin et à ses supérieurs, il décida de prendre quelques jours de repos pour réfléchir à ce qui lui était arrivé. Il avait toutefois emporté le dossier de l’enfant avec lui.
Un matin, après une longue marche revigorante en bord de mer, il relut les résultats de tous les examens que Martin avait subis. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’il découvrit une anomalie. La petite voix avait-elle raison ?
Ulysse s’aperçut en effet que les données sur lesquelles il avait fondé sa procédure chirurgicale ne correspondaient pas au profil de Martin. Des dossiers avaient été intervertis, une erreur fréquente dans cet hôpital surchargé. Il fallait absolument lui refaire passer des examens au plus vite !
Retrouvant toute son autorité, le docteur appela son assistant à l’hôpital pour lui demander de s’occuper de cette mission.
Un cathétérisme cardiaque fut réalisé sur l’enfant. Quelques heures plus tard, le verdict tomba : ils avaient évité une grave erreur médicale, qui aurait sûrement coûté la vie à Martin. Ulysse avait été à deux doigts d’intervenir sur un ventricule, alors que l’enfant avait un problème d’artère obstruée, pouvant être traitée à cœur battant. De constitution frêle, le petit organe n’aurait sans doute pas résisté à un arrêt.
Ulysse comprit que quelque chose d’important lui était arrivé et se demandait s’il n’était pas juste doué d’une extraordinaire intuition, qui aurait pris la forme de cette voix. Les chirurgiens peuvent parfois manquer d’humilité…
Toutefois, la semaine suivante, lors d’une nouvelle intervention, il effectuait un pontage sur un patient d’une soixantaine d’années, alors qu’il s’apprêtait à arrêter le cœur une fois le relais installé, une voix malicieuse s’adressa à lui :
- Alors Ulysse, on prend la grosse tête ? Tu te crois touché par la grâce de la clairvoyance absolue ? Allons, redescends sur terre. Tu entends juste notre voix. Bon, je te l’accorde, ce n’est pas si courant que ça. Mais, reconnais que, depuis le temps que tu nous étudies, nous découpes, nous tritures et nous répares, c’est un peu normal, non ?
Bien qu’interloqué, cette fois-ci, Ulysse parvint à se contenir, pour ne pas inquiéter son équipe. Il tenta une réponse télépathique. « On ne sait jamais, se dit-il. »
- Dis donc, tu pourrais être un peu plus respectueux. Je m’apprête tout de même à t’opérer pour te sauver.
- Ah ! s’exclama le cœur satisfait. Tu t’es réveillé. Je vois que tu apprends vite.
Ulysse reprit vite son aplomb de médecin et répondit un peu sèchement :
- Maintenant, tais-toi, j’ai du travail !
- Bien. Je te laisse bosser. Et pas de bêtises, hein ? Je tiens à la vie, moi !
Ulysse, bien décidé à en finir au plus vite, lui dit :
- Je sais ce que j’ai à faire.
Et il clampa l’aorte, mettant fin aux palpitations du bavard.
Ce soir-là, le chirurgien se lança dans des recherches qui le tinrent éveillé tard dans la nuit.
Vers trois heures du matin, Eureka ! Il avait découvert ce qu’il cherchait, autant qu’il le redoutait.
Il avait réussi à dénicher quelques obscurs traités, dans lesquels des médecins témoignaient de leurs échanges surréalistes avec les cœurs qu’ils opéraient. Si ses aînés avaient souvent fini sur un bûcher, leurs écrits avaient, eux, traversé les âges.
De nombreux sentiments envahirent Ulysse. Il était rassuré de n’être pas fou. Déçu de n’être pas clairvoyant. Fier d’avoir ce don de télépathie et inquiet que ce dernier soit découvert.
Mais, son âme de chercheur était ravie. Grâce à ces échanges, il allait pouvoir apprendre beaucoup sur cet organe auquel il consacrait sa vie.
Voilà donc six mois qu’Ulysse trouvait une nouvelle motivation à se rendre en salle d’opération. Il se réjouissait de la discussion à venir. D’autant plus qu’avec le temps, il avait perfectionné son canal de communication et parvenait à le maintenir ouvert de plus en plus longtemps pendant l’intervention.
Parfois, le cœur le guidait un peu : « La valve voisine n’est pas en grande forme non plus. Ton clamp glisse. Je sens l’hémorragie arriver. Attention, Ulysse, tu dévies ! »
Mais, ce dont il raffolait, c’est lorsque le cœur lui parlait de son fonctionnement dans ses moindres détails. Ces jours-là, il courait consigner tout ce qu’il avait appris sitôt l’opération terminée.
Son équipe s’était à présent habituée au comportement du médecin au bloc. Ses assistants avaient bien remarqué ses gestes parfois hésitants, suivis d’une action sûre et précise, comme s’il était guidé par une force extérieure. Cependant, tout le monde ne pouvait qu’admirer les résultats exceptionnels qu’il obtenait.
Désormais, il parvenait même à échanger avec les ventricules, avant que le thorax ne soit ouvert. Une amélioration notable quand on pense au petit Martin, dont la poitrine avait été ouverte et fermée à deux reprises en l’espace de quelques jours…
La renommée du médecin avait franchi les frontières et certains de ses confrères le consultaient souvent avant une intervention sensible. Ulysse s’était aussi fait un nom dans la recherche, ayant permis de nombreuses avancées, grâce à ses « palpitients ». C’était le nom dont il avait affublé les cœurs qu’il opérait et qui lui fournissaient de précieuses informations.
Oui, mais… Filant le parfait amour avec les cœurs qu’il opérait, Ulysse en oublia le sien. Il avait été tout ouïe pour les organes de ses patients et n’avait pas entendu le sien qui le mettait pourtant en garde.
Un beau matin de mai, alors qu’il pédalait le cœur léger sur son vélo pour se rendre à l’hôpital, il fut donc tout étonné d’entendre la voix de son compagnon qui lui disait adieu. Il eut à peine le temps de lui répondre.
Étendu sur le trottoir, ému par cette triste ironie, Ulysse se dit que décidément les cordonniers étaient bien les plus mal chaussés…
C'était un premier février (thème « Anniversaire »)
LUI
Sans un mot, il est parti.
C’était un premier février.
Il a enfilé son ciré jaune, a jeté un dernier regard à la pièce. Il savait qu’il ne la reverrait jamais. Il partait pour une contrée lointaine, inconnue, de celles dont on ne revient pas.
Que leur dire avant de prendre la route ? Que tout était devenu trop difficile ? Pourraient-ils le comprendre ? Eux, qui étaient la joie incarnée, l’énergie de vie à l’état pur…
Il n’aurait pas trouvé les mots pour leur parler du mal qui le ronge.
Il a préféré se taire plutôt que d’être, une fois de plus, maladroit. Le silence valait mieux qu’une dernière blessure.
Partir pour ne plus encombrer, pour ne plus déranger, pour ne plus peser sur leur existence. Car, si lui n’avait plus envie, eux, ils étaient puissamment en vie.
Il a refermé la porte et s’en est allé dans la nuit.
EUX
Ils sont restés.
Le cœur en miettes, des questions plein la tête.
C’était un premier février.
Ce jour-là, une autre vie a commencé : celle de l’après lui, la vie sans lui.
D’abord, il a fallu tomber, pleurer, souffrir.
Pourquoi ce départ ? Pourquoi ce silence ? Qu’avaient-ils fait ou que n’avaient-ils pas fait ? Que n’avaient-ils pas vu ? L’avaient-ils assez aimé ? Allaient-ils réussir à vivre avec cette absence ?
Certains se sont murés barricadés dans leur chagrin. Incapables, ne serait-ce que de se mettre à genoux, ils sont restés à terre, recroquevillés, anéantis.
D’autres ont essayé de ne rien changer, au cas où ce départ n’aurait été qu’une illusion. Se rattacher au concret, à la routine quotidienne, pour ne pas tomber. Tenir, coûte que coûte.
D’autres encore se sont enivrés, de vie, d’alcool, d’amour.
S’abrutir pour ne pas laisser la nuit et ses démons les assaillir. S’abrutir de foule et de bruit pour faire taire ce silence assourdissant, intenable. S’abrutir pour empêcher la douleur de les ronger.
Les derniers sont restés debout, bien droits. Mais, ils se sont retirés de la vie, du monde. Ils ont continué à avancer, à agir, mais ont fermé leur cœur et leur esprit. Trop dur de s’ouvrir. Trop dur de parler. Trop dur de s’épancher. Trop violents, les assauts des autres. Se fermer pour se protéger. Se fermer pour ne plus souffrir, ou, en tout cas, pour souffrir un peu moins. C’était déjà ça.
Puis, lentement, il a fallu apprendre. Apprendre à vivre sans lui. Bâtir de nouvelles fondations. Bancales à jamais. Solides malgré tout.
Redistribuer les rôles, les forces, les destins.
Tout doucement, laisser des gouttes de vie hydrater la terre asséchée.
Se relever. Commencer par un genou.
Tomber, car tenir coûte que coûte ne dure qu’un temps.
Ne plus s’abrutir pour revenir à la vie, la vraie.
S’ouvrir, même imperceptiblement.
Laisser une chance à la vie, à la joie et à l’amour de retrouver une place en eux.
Ça prendrait du temps. Ils le savaient. Mais ils étaient prêts. Cette énergie de vie qui les avait animés jusqu’au 31 janvier n’avait pas complètement disparu. Elle s’était juste effacée, assoupie.
Il le savait. Il savait qu’en partant, il leur ferait du mal, mais qu’ils avaient les ressources pour se relever.
20 ANS PLUS TARD
Plus de vingt ans après restent ces deux dates. Celle de son arrivée, le 16 mars et celle de son départ, le 1er février.
On les désigne toutes les deux de la même manière : anniversaire. Quelle anomalie !
Les Anglo-Saxons ont l’élégance de différencier le « birthday » (jour de la naissance), de l’« anniversary » (date anniversaire d’un événement).
Pour une fois, le français manque de subtilité et de délicatesse…
Alors, que faire ? La date de la mort de Molière et d’autres grands noms est célébrée en grande pompe, mais que faire de nos morts ?
Eux, ils ont tranché.
Chaque année, ils vivent le 1er février, comme ils le peuvent.
L’un tombe malade juste avant, quasi systématiquement. L’autre se fait mal… D’autres passent un moment avec lui dans leurs rêves.
Mais tous ont décidé de se retrouver dans la joie le 16 mars. Se retrouver pour continuer à fêter son existence. Pour se souvenir de la vie avant ce premier février-là. Pour rire, pleurer parfois, et surtout, pour l’aimer.
Il avait décidé de partir un premier février.
Eux ont choisi de fêter son arrivée, le 16 mars.
Entre ces deux « anniversaires », une vie pleine et intense a été vécue et c’est à cela qu’ils trinquent chaque année.
30 avril 2024
Trois générations - (thème « C'est diabolique ! »)
Comment en était-il arrivé là ?
Devant lui, la une du New York Times titrait : « Le colosse aux ailes d’argile ».
Après plus de 20 ans au sommet de l’aéronautique international, voilà que ses avions subissaient avarie sur avarie.
Il était seul, face au portrait de Grand-Pa Willy, le fondateur du Groupe. Que penserait l’aïeul de cette déconfiture ?
Depuis qu’il avait pris la tête de la division de l’aviation civile, Henry avait multiplié les succès.
Un carnet de commandes débordant après seulement deux ans d’existence. Plus de 2 000 appareils vendus dès la troisième année.
Grand-Pa Willy avait été si fier de lui ! La mort prématurée de son père George avait fichu un tel coup au Groupe et à son fondateur, qu’Henry avait redoublé d’efforts pour remonter le moral de son grand-père et de l’entreprise.
Deux décennies plus tard, il pouvait se féliciter d’avoir atteint le firmament. Seuls ces maudits Européens constituaient un obstacle sur la route du monopole absolu. Mais, il devait reconnaître que cette concurrence était aussi une source de saine émulation, qui encourageait les ingénieurs à se surpasser.
Mais d’où venaient ces dysfonctionnements ?
Tout avait commencé il y deux ans, avec le TMZ, appareil phare de Groupe, qui s’était retrouvé impliqué dans deux accidents à quelques semaines d’intervalle. Deux accidents encore partiellement inexpliqués, mais qui avaient entraîné l’interdiction du modèle dans l’espace aérien européen, puis dans celui d’Amérique du Nord.
Henry et ses équipes étaient parvenus à redresser la barre jusqu’à ce que la pandémie s’abatte, clouant tous les avions au sol.
Un sacré coup dur là aussi.
Pensant s’être sorti de cette mauvaise passe, Henry s’était félicité quand les commandes affluèrent six mois seulement après cet épisode difficile.
Mais, il était loin de se douter du cycle infernal dans lequel lui et son Groupe allaient être entraînés.
Quelques mois auparavant, alors que le TMZ New Generation effectuait son premier vol commercial, ses passagers eurent la surprise de voir la porte d’une issue de secours s’arracher à plus de 6 000 mètres d’altitude.
Les réseaux sociaux ont largement relayé l’événement et les images hallucinantes de cet avion volant « à porte ouverte » ont fait le tour du monde.
Henry accusait le coup, maudissant les réseaux et la soif de sensationnel de ses comparses.
Il fulminait encore lorsqu’un deuxième TMZ New Generation fit parler de lui. Quelques semaines après le premier incident, cet appareil eut l’idée de perdre un train d’atterrissage en plein décollage… Comme gage de qualité, il faut reconnaître qu’on peut mieux faire.
Deux semaines plus tard, un troisième avion perdit une partie de son fuselage.
À terre, Henry s’enfonçait dans la dépression, quand une nouvelle catastrophe se produisit. Cette fois-ci, nous avions touché au saint des saints : les enfants ! Rassurez-vous, aucun mort ne fut à déplorer. Mais, dix jours plus tôt, des écoliers furent privés de voyage scolaire, après avoir successivement embarqué dans pas moins de trois appareils du Groupe.
Le premier a fait demi-tour pour un problème de pressurisation. Le deuxième n’a jamais réussi à décoller, quant au troisième, il n’a tout simplement jamais pu fermer ses portes.
Henry n’en pouvait plus. Quel mauvais sort s’était abattu sur son Groupe ? Qu’est-ce qui se cachait derrière cette série noire ?
Il était là, face au portrait de Grand-Pa Willy, lorsque son majordome lui annonça une visite.
Henry vit s’avancer un vieil indien sans âge, qui donnait l’impression de flotter au-dessus du sol, tant il était frêle. À sa bouche, une longue pipe effilée d’où s’échappait une fumée épaisse.
- Les esprits te saluent, Henry, prononça le vieil homme dans un murmure.
- Euh… Bonjour, répondit Henry, interloqué.
- Les démons te cernent et tu es pris dans leur ronde. Le vois-tu ?
- …
- Tu dois te demander pourquoi le sort s’acharne autant sur toi ?
- En effet.
- Je suis venu t’éclairer et te dire ce qui t’attend.
- Ce qui m’attend ? Vous voulez dire que ce n’est pas terminé ?
- Oui. Selon le sortilège du reflet sur le lac, il nous manque une génération.
- Pardon ?
- Laisse-moi revenir aux sources de cette histoire. C’est ton grand-père William qui est la racine de ce mal qui t’accable.
- Grand-Pa Willy ? Mais, que me racontez-vous ?
L’indien haussa la voix et leva les bras au ciel en s’exclamant :
- Ton grand-père s’est rendu coupable d’une faute très grave !
Puis, tirant longuement sur sa pipe, il se radoucit.
- C’était il y a de nombreuses lunes de cela. Sais-tu qu’au début du Groupe, il y avait deux associés ?
- Deux associés ?!?
- Oui. Ton grand-père et mon père ont partagé le souffle des dieux et ont serré leur cœur l’un sur l’autre.
- Ils ont quoi ?
- C’est ce que tu appelles un contrat. Mon père apportait au Groupe la bénédiction de son peuple pour construire les usines sur nos terres sacrées. En échange, William lui a promis un travail et lui a dit qu’il serait le gardien des traditions dans l’entreprise, qui devait aussi soutenir notre tribu.
- Je vois. Et que s’est-il passé ?
- Après quelques lunes, le Groupe s’était développé au-delà de toutes les espérances, et William a renié le pacte sacré passé avec mon père et notre peuple.
- Quoi ? Grand-Pa Willy ? Mais il était le meilleur des hommes !
- Il a sûrement été un bon grand-père pour toi, mais son cœur n’était pas pur. Il était possédé par l’envie de richesse et de gloire. D’autres personnes au cœur sec l’ont aidé à écarter mon père, par des manipulations dont votre peuple a le secret.
- Comment vous croire ? Avez-vous des preuves de ce que vous dites ?
- Dans mon monde oui, dans le tien, je ne suis pas sûr. Mais, quand je t’aurai tout raconté, tu ne pourras plus douter de moi… Où en étais-je ? Ah oui, mon père a dû partir, comme ma tribu. Mais nous sommes un peuple digne et nos dieux ne permettent pas qu’on les trahisse. C’est pourquoi, quelque temps plus tard, mon père est allé voir notre grand sorcier. Après trois jours et trois nuits de cercle avec les chefs et les dieux, le sortilège du reflet dans le lac fut choisi pour faire payer William.
- Qu’est-ce que c’est que ce sortilège ?
- Je crois que vous dites « Œil pour œil, dent pour dent ». Étrange…
Une bouffée sur sa pipe et le mystérieux messager disparait derrière une volute dense et bleutée.
- Laisse-moi terminer. Je suis vieux et fatigué et je dois bientôt partir. Voilà ce qui est arrivé à mon père après la trahison de William… La première épouse de mon père, Regard sauvage, n’a pas supporté le déshonneur qui s’est abattu sur elle et sa famille. Issue d’une illustre lignée, elle était fière et ne pouvait plus vivre avec le fardeau de cet affront. Elle a donc a décidé de quitter ce monde. Mais ce n’est pas tout. Comme elle ne pouvait imaginer que son fils, premier héritier de mon père, puisse vivre dans la honte, en plus de la sienne, elle prit aussi la vie de son enfant.
- Quelle horreur !
- En effet… Mais revenons au sortilège. Avec sa mauvaise action, William a donc détruit la vie de mon père, de sa femme et de son fils. Mon père était un grand chef et sa première épouse était encore très jeune. Cela revenait donc à sacrifier trois générations, en plus du mal fait à ma tribu.
- Je ne vous suis pas.
- Comment, toi aussi tu es aveugle au monde ? Ne sais-tu pas comment ton père est passé de l’autre côté ?
- Vous voulez dire que la mort de papa n’était pas accidentelle ?
Le vieil homme ne prononça pas un mot, mais il planta son regard intense dans celui d’Henry, qui se décomposa.
- Voilà donc la première génération, reprit l’indien. Il fallait que William souffre dans sa chair, comme mon père a souffert dans la sienne. Souviens-toi, le reflet dans le lac…
- Je comprends. Je serais donc la deuxième génération ?
- Tes yeux s’ouvrent enfin !
- Mais alors, s’écria Henry dans un cri de désespoir, il reste une génération ! Ne peut-on pas tout arrêter ici ?
- Non. Un sortilège ne s’annule pas. Surtout celui-ci. Tout doit s’accomplir selon la volonté des dieux.
- Mais enfin, ce n’est pas possible !
- Il est trop tard. Les dieux, le sorcier et les chefs en ont décidé ainsi. C’est écrit dans le ciel.
À ce moment-là, le majordome fit irruption dans la pièce. Il était pâle comme un linge.
- Monsieur ? C’est monsieur votre fils…
Sur la table basse, la pipe dégageait une épaisse fumée bleue. Mais l’indien avait disparu.
12/06/2024
Tout est dans le regard (thème « L'être providentiel »)
Quelle belle journée ! Le ciel est d’un bleu immaculé. Le froid piquant. Des conditions idéales pour une belle course hivernale, que Lucas prévoyait depuis plusieurs semaines. Patient, il avait attendu que tout soit réuni, pour une journée parfaite.
Il vérifie à nouveau son équipement. Mieux valait perdre quelques minutes avant de partir, que de devoir rebrousser chemin, faute de matériel. Corde, casque, crampons, piolets, baudrier, mousquetons, broches… Tout était là.
Il se prépare un solide petit déjeuner qu’il avale dans un état second, entre la douceur et le confort de son chalet et l’impatience d’affronter le rocher, d’être là-haut.
Il ajoute quelques barres de céréales et une gourde dans son sac. Il est prêt.
Il en a tant rêvé de cette face, qu’il a l’impression de l’avoir déjà grimpée des centaines de fois.
Il commence sa marche d’approche. C’est sa marque à lui : tout à pied, du début à la fin. Pas de remontée mécanique. Il aime se fondre dans la nature dès le début. Il s’immerge totalement dans cet environnement, dont il observe l’évolution au fil de son ascension. Les arbres se raréfient, le paysage se fait progressivement minéral, avant que la glace et la neige ne s’invitent.
Le voilà au pied du glacier. Cet imbroglio de séracs n’a jamais cessé de le fasciner et de l’attirer, tel un aimant. Il prend quelques minutes pour s’abandonner à la contemplation de cette immensité aux reflets bleutés. Le spectacle est tout simplement majestueux.
Soudain, il entend un bruit qui le sort de sa rêverie. Une sorte de sifflement. Surpris, il cherche d’où cela peut venir, quand il aperçoit, une cinquantaine de mètres au-dessus de lui, un bouquetin penché sur le bas de la moraine. L’animal, qui se tient prudemment au bord du talus, émet un son de détresse.
Lucas suit son regard et découvre au pied de la moraine, un jeune bouquetin coincé sous un rocher.
Il se précipite pour voir si l’animal est blessé. En pleine nature, une blessure est généralement synonyme de mort. Par chance, le jeune quadrupède semble être juste coincé sous le rocher. Mais, le poids de ce dernier est tel que Lucas va devoir mettre un système de mouflage en place s’il veut libérer le petit malchanceux. Il repart donc jusqu’à son sac et récupère son matériel.
De retour sur le lieu de l’accident, il repère un rocher suffisamment robuste et stable pour y amarrer son mouflage. Il prend quelques minutes pour réfléchir à l’installation qui sera la plus efficace. Voilà, son plan est établi. Il n’y a plus qu’à le mettre en œuvre. Pendant qu’il s’affaire, il sent le regard de la mère au-dessus de lui.
Tout est en place, il se met à tirer sur sa corde. Doucement, le rocher se soulève et le petit s’agite. Encore un peu. Lucas transpire à grosses gouttes.
Entre deux tractions, il entend un bruit sourd et aperçoit un nuage de fumée au loin. Un éboulement dans la montagne. Un de plus...
Il reprend son effort et tire en s’aidant de son souffle. La tâche est plus difficile qu’il ne l’aurait pensé.
Enfin, le jeune bouquetin s’ébroue et se libère. Il gambade à nouveau et rejoint sa mère, non sans faire quelques glissades dans la pente caillouteuse.
Alors qu’il regarde l’animal s’efforcer de remonter, Lucas entend le grondement d’un hélicoptère de secours.
L’oiseau de fer le survole et se dirige vers dans le secteur de l’éboulement qu’il avait entendu. Secteur qui est aussi celui de la face tant convoitée. Lucas n’y avait pas prêté attention, tant il était concentré sur son effort.
Pris d’un doute, il sort son téléphone et consulte son appli Montagne. Choqué, il fait défiler les messages qui se succèdent. La paroi qu’il devait grimper s’est effondrée. S’il n’avait pas été retenu par sa mission de sauvetage, il se serait trouvé en pleine ascension au moment de l’éboulement.
Il lève alors les yeux vers la mère et son petit, qui n’avaient pas bougé, malgré le fracas de l’hélicoptère. Ils se regardent tous les trois et se remercient mutuellement.