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En direct du cœur (thème « télépathie »)

On croit souvent que le cerveau est le seul organe pensant du cœur humain. Mais, le docteur Ulysse Dupontage, éminent chirurgien cardiaque, a bien dû se rendre à l’évidence : les cœurs qu’il opérait trois fois par semaine lui parlaient…

 

Tout avait commencé il y a près de six mois. Ce jour-là, il opérait le cœur d’un petit garçon de 8 ans. Alors qu’il se trouvait pince à la main devant le petit torse ouvert, il entendit clairement une voix lui dire :

 

-          Ne m’opère pas. Tu vas me tuer. Si tu m’arrêtes, je ne redémarrerai pas. Le problème ne vient pas de ma valve. Réfléchis bien. Ce n’est pas compliqué.

 

Ulysse suspendit son geste. D’où venait cette voix ? Autour de lui, les membres de son équipe échangeaient des regards inquiets. Le chirurgien était réputé pour ses gestes assurés et sans hésitations. Ulysse se reprit et dirigea à nouveau sa pince vers le petit cœur.

 

-          Tu es sourd ou tu es bête ? s’éleva la petite voix, quelque peu énervée.

 

Ulysse ne put s’empêcher de répondre à la stupeur générale :

 

-          Mais qui es-tu ? D’où viens-tu ?

 

Peu soucieuse du désordre qu’elle créait, la petite voix reprit :

 

-          Bah, c’est moi ! Le cœur de Martin. Je te répète de ne pas m’opérer. S’il te plaît, écoute-moi. Je suis quand même le mieux placé pour savoir ce que j’ai et ce qu’il me faut !

 

À la grande surprise de toutes les personnes présentes au bloc ce jour-là, Dr Ulysse, comme son jeune patient l’appelait, décida de suspendre la mise en place de la circulation extracorporelle et de reporter l’opération.

Il craignait pour sa santé mentale et pensait qu’il faisait un burn-out.

 

Après de longues explications difficiles aux parents de Martin et à ses supérieurs, il décida de prendre quelques jours de repos pour réfléchir à ce qui lui était arrivé. Il avait toutefois emporté le dossier de l’enfant avec lui.

 

Un matin, après une longue marche revigorante en bord de mer, il relut les résultats de tous les examens que Martin avait subis. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’il découvrit une anomalie. La petite voix avait-elle raison ?

 

Ulysse s’aperçut en effet que les données sur lesquelles il avait fondé sa procédure chirurgicale ne correspondaient pas au profil de Martin. Des dossiers avaient été intervertis, une erreur fréquente dans cet hôpital surchargé. Il fallait absolument lui refaire passer des examens au plus vite !

Retrouvant toute son autorité, le docteur appela son assistant à l’hôpital pour lui demander de s’occuper de cette mission.

 

 

 

Un cathétérisme cardiaque fut réalisé sur l’enfant. Quelques heures plus tard, le verdict tomba : ils avaient évité une grave erreur médicale, qui aurait sûrement coûté la vie à Martin. Ulysse avait été à deux doigts d’intervenir sur un ventricule, alors que l’enfant avait un problème d’artère obstruée, pouvant être traitée à cœur battant. De constitution frêle, le petit organe n’aurait sans doute pas résisté à un arrêt. 

 

Ulysse comprit que quelque chose d’important lui était arrivé et se demandait s’il n’était pas juste doué d’une extraordinaire intuition, qui aurait pris la forme de cette voix. Les chirurgiens peuvent parfois manquer d’humilité…

 

Toutefois, la semaine suivante, lors d’une nouvelle intervention, il effectuait un pontage sur un patient d’une soixantaine d’années, alors qu’il s’apprêtait à arrêter le cœur une fois le relais installé, une voix malicieuse s’adressa à lui :

 

-          Alors Ulysse, on prend la grosse tête ? Tu te crois touché par la grâce de la clairvoyance absolue ? Allons, redescends sur terre. Tu entends juste notre voix. Bon, je te l’accorde, ce n’est pas si courant que ça. Mais, reconnais que, depuis le temps que tu nous étudies, nous découpes, nous tritures et nous répares, c’est un peu normal, non ?

 

Bien qu’interloqué, cette fois-ci, Ulysse parvint à se contenir, pour ne pas inquiéter son équipe. Il tenta une réponse télépathique. « On ne sait jamais, se dit-il. »

 

-          Dis donc, tu pourrais être un peu plus respectueux. Je m’apprête tout de même à t’opérer pour te sauver.

-          Ah ! s’exclama le cœur satisfait. Tu t’es réveillé. Je vois que tu apprends vite.

 

Ulysse reprit vite son aplomb de médecin et répondit un peu sèchement :

 

-          Maintenant, tais-toi, j’ai du travail !

-          Bien. Je te laisse bosser. Et pas de bêtises, hein ? Je tiens à la vie, moi !

 

Ulysse, bien décidé à en finir au plus vite, lui dit :

 

-          Je sais ce que j’ai à faire.

 

Et il clampa l’aorte, mettant fin aux palpitations du bavard.

 

Ce soir-là, le chirurgien se lança dans des recherches qui le tinrent éveillé tard dans la nuit.

Vers trois heures du matin, Eureka ! Il avait découvert ce qu’il cherchait, autant qu’il le redoutait.

Il avait réussi à dénicher quelques obscurs traités, dans lesquels des médecins témoignaient de leurs échanges surréalistes avec les cœurs qu’ils opéraient. Si ses aînés avaient souvent fini sur un bûcher, leurs écrits avaient, eux, traversé les âges.

 

De nombreux sentiments envahirent Ulysse. Il était rassuré de n’être pas fou. Déçu de n’être pas clairvoyant. Fier d’avoir ce don de télépathie et inquiet que ce dernier soit découvert.

Mais, son âme de chercheur était ravie. Grâce à ces échanges, il allait pouvoir apprendre beaucoup sur cet organe auquel il consacrait sa vie.

 

Voilà donc six mois qu’Ulysse trouvait une nouvelle motivation à se rendre en salle d’opération. Il se réjouissait de la discussion à venir. D’autant plus qu’avec le temps, il avait perfectionné son canal de communication et parvenait à le maintenir ouvert de plus en plus longtemps pendant l’intervention.

Parfois, le cœur le guidait un peu : « La valve voisine n’est pas en grande forme non plus. Ton clamp glisse. Je sens l’hémorragie arriver. Attention, Ulysse, tu dévies ! »

Mais, ce dont il raffolait, c’est lorsque le cœur lui parlait de son fonctionnement dans ses moindres détails. Ces jours-là, il courait consigner tout ce qu’il avait appris sitôt l’opération terminée.

 

Son équipe s’était à présent habituée au comportement du médecin au bloc. Ses assistants avaient bien remarqué ses gestes parfois hésitants, suivis d’une action sûre et précise, comme s’il était guidé par une force extérieure. Cependant, tout le monde ne pouvait qu’admirer les résultats exceptionnels qu’il obtenait.

 

Désormais, il parvenait même à échanger avec les ventricules, avant que le thorax ne soit ouvert. Une amélioration notable quand on pense au petit Martin, dont la poitrine avait été ouverte et fermée à deux reprises en l’espace de quelques jours…

 

La renommée du médecin avait franchi les frontières et certains de ses confrères le consultaient souvent avant une intervention sensible. Ulysse s’était aussi fait un nom dans la recherche, ayant permis de nombreuses avancées, grâce à ses « palpitients ». C’était le nom dont il avait affublé les cœurs qu’il opérait et qui lui fournissaient de précieuses informations.

 

Oui, mais… Filant le parfait amour avec les cœurs qu’il opérait, Ulysse en oublia le sien. Il avait été tout ouïe pour les organes de ses patients et n’avait pas entendu le sien qui le mettait pourtant en garde.

 

Un beau matin de mai, alors qu’il pédalait le cœur léger sur son vélo pour se rendre à l’hôpital, il fut donc tout étonné d’entendre la voix de son compagnon qui lui disait adieu. Il eut à peine le temps de lui répondre.

 

Étendu sur le trottoir, ému par cette triste ironie, Ulysse se dit que décidément les cordonniers étaient bien les plus mal chaussés…



09/07/2024
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