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Histoires


La maison familiale, avril 2011

La maison dans laquelle j’ai grandi va être détruite. 35 ans d’histoire, de rires, de pleurs aussi, vont être rasés. C’est sur une soudaine impulsion que j’ai décidé de revenir de Vancouver. Traverser un continent et un océan pour quelques jours seulement, cela m’est apparu nécessaire. Pour participer au déménagement, certes, mais aussi, et peut-être surtout, pour dire au revoir à cette maison où sont tous mes souvenirs.

Ce matin-là, j’ai ramassé l’étiquette SNCF de ma housse de skis. J’ai lu cette adresse qui ne sera bientôt plus la mienne. Tant d’images ont surgi. La table de Noël, les grosses boîtes de lessive rouges couchées dans le salon, comme rempart dans nos batailles de western. Tant de souvenirs, amenant avec eux des sentiments variés, contradictoires, émouvants. 

Notre adresse a longtemps été « Le Fouilly ». Ce mot issu du patois local n’a pas grand-chose à voir avec son homonyme français. Pourtant, l’activité constante qui y régnait pouvait porter à confusion...

Dès le début, notre famille n’a pas été des plus conventionnelles. Dès le début, un joyeux fouillis s’est installé. 

 

À l’époque, nous sommes au début des années 70, il n’était pas courant, ni bien considéré dans ce petit village, d’épouser une « étrangère », veuve et mère de deux enfants. Quand je dis étrangère, je parle d’une citadine, d’une Parisienne. Car ma mère a débuté sa vie à Paris, et c’est à la suite du décès accidentel de son mari qu’elle a quitté la capitale. Figurez-vous qu’en secondes noces, elle a épousé son moniteur de ski ! Cette union ne s’est toutefois pas faite sans heurts.

Disons que la famille de mon père n’était pas vraiment disposée à accueillir ma mère... Mais passons. Je n’y étais pas et ne rendrais pas justice aux faits.

 

Mes parents, mon frère, et ma sœur passent les premières années de leur mariage dans un appartement faisant partie de la bâtisse familiale. En octobre 1975, quelques mois avant ma naissance, ils déménagent dans la Villa rose, située au Fouilly, adresse devenue 597, rue de Bellevue. 

 

Si cette maison abrite tous nos souvenirs, elle a également été un refuge, une terre d’accueil pour beaucoup de monde. La porte a toujours été ouverte et de nombreuses personnes savent où se trouvent les verres, comment se faire un café.

Cette tendance a commencé un an avant ma naissance...

 

Mon frère, qui était mon aîné de 9 ans, était en vacances sans mes parents, lorsqu’il se lie d’amitié avec un autre garçon sur la plage. Ce fut le début d’une amitié fraternelle qui a amené ce garçon à faire partie intégrante de la famille. Il habite à deux pas de chez mes parents depuis de longues années. Nous sommes donc 5 enfants, 3 filles et 2 garçons. 

 

On se gare où on trouve de la place. Il y a le transfo, la place à côté de la maison, ou devant le garage, en essayant de ne pas trop déborder sur la route. Le garage et se cave... Quel bonheur d’aller y choisir les confitures ou les bouteilles de vin ! 

Un premier escalier, puis un second. Si on vient en été, on aura la chance d’avoir une vue sur le jardin, où les couleurs et les parfums vous ravissent les sens. En toile de fond, la chaîne, comme la gardienne ancestrale des lieux. 

 

Longeons le balcon, puis marchons sur ces dalles, comme une marelle désarticulée pour arriver au tambour. La porte est toujours ouverte. Ici, pas de clé. Et en été, elle sera souvent béante. Au fond, le placard à conserves, où se cachaient les boîtes de crème de marron ou de lait Nestlé, qui réchauffaient les après-midi pluvieux de novembre ?

 

On entre dans la cuisine. Peu de lumière dans cette pièce, mais tant de vie ! La pièce maîtresse de la maison. Celle des repas familiaux et de ceux improvisés. Celle des apéros, des petits cafés et des grandes discussions. Les mots se mêlent aux odeurs ici. De l’odeur écœurante des tripes qui blanchissent, aux gâteaux qui cuisent, promesses de bonheur. Les carreaux embués de la vapeur des Cocotte-Minutes ou des fumets de confiture dans leur grande marmite de cuivre. Le pot-au-feu sur la table. Les poules plumées, une cervelle sur l’évier aussi...

Des enfants sous la table pour la galette des Rois. De la farine, des pâtes à tartes et des petites mains qui viennent en chaparder. Le placard et ses portes dessinées où tant de personnes y ont trouvé leur tasse pour un « Nes ».

 

Sortons de la pièce. Il y a encore beaucoup à découvrir. Le couloir et sa mythique table de téléphone... sous l’escalier, le cagibi. On y piochait un sac plastique, un savon de Marseille ou les décorations de Noël, et si vraiment, on le voulait, on y trouvait aussi l’aspirateur.

Au fond du couloir, le petit tambour et ses fragiles portes vitrées.

À droite, la lingerie. Caverne d’Ali Baba, dans laquelle seule la maîtresse des lieux savait y trouver les yeux fermés, le bouton, la veste de ski, le drap, le détachant dont on avait besoin. Elle y perdait aussi quelques cadeaux de Noël... Les comptes s’y réglaient. Les aveux, les excuses, les secrets, les coups de téléphone discrets.

 

Fermons cet antre et revenons sur nos pas. En face de la cuisine, le salon et la salle à manger nous invitent à des repas fastueux. Les rires résonnent encore, les bruits des couverts sur les assiettes. « On met les belles assiettes ». Les assiettes et les couverts de fête qui dormaient la plupart du temps dans le buffet. On étendait le molleton, puis une belle nappe sur la grande table massive en bois de pressoir. Du temps des communions, on rajoutait même une table pour accueillir tout le monde. Au fond, la petite bibliothèque, croulant sous le poids de son contenu et des sonnettes posées dessus, tenait compagnie au gros vent à blé, installé de l’autre côté de la fenêtre.

En hiver, les chaussures de ski se chauffaient devant le radiateur.

Dans le salon, le canapé et la télévision, déplacés chaque année pour le sapin de Noël. Les mots de discussions tardives enveloppées de fumée de cigarette flottent encore dans l’air et se cognent au lustre au-dessus de la petite table. À l’entrée, la commode. Chacun de ses tiroirs avait un rôle. Des masques de ski en extra, aux jeux, en passant par la pharmacie (et sa poudre laxative au goût d’interdit !).

 

Laissons là les pièces publiques et prenons les escaliers. 13 marches ou 14 selon où on commence. Au sommet, trône l’armoire blanche. Une nouvelle caverne où se trouvaient bien des trésors. Les portes peintes de la salle de bains s’ouvrent sur une petite pièce dont les murs ont longtemps porté les traces d’un feu adolescent et qui a terminé sa vie dans une douce atmosphère de lavande. 

Un couloir en L mène aux chambres. Deux petites ont passé de longues heures à écrire et dessiner sur le tableau collant du premier mur.

Une première chambre. Longtemps chambre d’amis, puis devenue chambre d’ado, puis de femme... Son papier peint aux petites fleurs délicates. De l’enfant de 12 ans à la femme de 34, les murs ont tant de secrets à révéler. Les rires, les pleurs, les angoisses, les heures à étudier, les batailles contre les souris venues grignoter les livres. Le refuge aussi. Puis des rêves de tout petits enfants sont venus peupler cette chambre souvent vide.

 

Continuons...

 

Le couloir se prolonge. Les étagères aux lourds livres reliés en cuir s’arrêtent devant la chambre des parents qui fait face à une autre. Prenons d’abord à gauche. Cette grande chambre qui a accueilli les 3 filles de la maison. D’abord l’une, puis les deux autres. Là encore, tant de secrets se tapissent dans les murs et les placards. Du chien accueilli dans le lit en catimini, aux bagarres violentes. Les rires complices aussi. Les arrangements « je te masse, tu me masses », qui finissaient souvent à sens unique... Le balcon où les heures passées à communiquer par talkie-walkie ou en morse avec des lampes torches avec les voisins d’en face ont laissé place aux premières cigarettes. Puis les sœurs ont grandi et chacune a eu son antre. Laissons donc les secrets non dévoilés où ils sont.

 

Au fond du couloir se cache la petite chambre. La chambre avec vue. La chaîne se révèle par les grandes fenêtres. Majestueuse. Étroite chambre où les deux petites ont démarré leur vie. Les cabanes sous les lits superposés, le toboggan sur les lits cassés. Les nuits éveillées aux sons des crises d’asthme aussi. 

À gauche de ce petit nid, la chambre des garçons. Le papier peint aux carreaux bleus et verts. Les posters de James Dean et Charles Bronson, celui plus osé de ce garçon et cette fille près d’une cascade. Les spots de couleurs. Une veste en jean au porte-manteaux. Deux lits qui se font face. Un antre dans lequel on pénètre en cachette pour fouiner son nez de petite fille dans les affaires d’ados... Quels moments d’exaltation en découvrant des choses interdites ! C’est la beauté des fratries.

Mais reprenons notre route.

 

Destination finale : la chambre des parents. Ce lit où on se faisait cajoler les petits matins. Des ongles qui nous grattaient le dos. Une maman qui nous faisait faire l’avion. Deux plateaux de petits-déjeuners fièrement portés certains dimanches matins. Cette photo professionnelle un peu triste dans lequel personne ne se ressemble vraiment. Ces photos maison où chacun des enfants y est plus naturel. Instantanés d’une vie.

 

Terminons la visite en sortant par le balcon de cette chambre. Le soleil y est souvent présent. Descendons les escaliers pour retrouver le jardin. Son cerisier, ses apéros en été, ses chasses aux œufs, ses siestes et glissades en hiver. On y descend par quelques marches inégales, sur lesquelles tombent les branches d’un églantier odorant. À l’abri du balcon des outils de jardin et des trouvailles en tout genre. Quittons cette maison par le jardin potager. À gauche le bouquet de céleri borde le royaume des courgettes énormes, et au fond, les framboises. À droite, les persils, les salades et les haricots. Tout le long de l’allée des petites fleurs et, surtout, les fraises... Le plaisir de les cueillir pour les engloutir aussi vite ! Au fond, la rhubarbe et la petite cabane qui a longtemps accueilli des jeux d’enfants. Derrière, le poulailler en perdition et un portique rouillé. Il y a bien longtemps que les poules ne caquettent plus et que les balançoires ne sont plus accrochées. Mais tous deux restent là, témoin du temps qui passe. En descendant l’escalier étroit, il faut faire bien attention aux voitures avant de traverser. La sortie est peu visible pour les conducteurs.

 

Voilà. Ce ne sont que quelques bribes de vie sur les 35 années passées dans cette maison. Un trou béant la remplace maintenant, avant qu’un nouvel édifice n’y soit construit.

 

Détruire pour mieux reconstruire. Une page importante de notre vie vient de se tourner. 

Comme si ma vie d’adulte allait vraiment commencer, maintenant que la maison dans laquelle j’ai grandi n’est plus. Le cordon est définitivement coupé. À presque 35 ans...

 


03/06/2013
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Les femmes, ces farouches guerrières

Elles ont veillé toute la nuit. Elles ont attendu que l’aube commence à éclairer le ciel. Lentement et sans faire de bruit, certaines ont pris leurs plus jeunes enfants et les ont serrés contre leur dos avec une large bande de tissu. Puis toutes se sont couvertes de leur grand châle. 

Elles ont ramassé leur ballot préparé la veille et se sont mises en route. Les pas sont lents. Les têtes restes baissées. Elles avancent en file indienne sans se parler, sans se regarder. Elles avancent droit devant elle comme si elles voulaient juste fuir le plus loin possible, sans se soucier de leur destination.

Leur destination, elles la connaissent. Elles vont là où elles pourront se rendre utiles et sauver les hommes du village. Les femmes ont compris qu’elles seules pourraient sauver leurs hommes, et par là même le village tout entier. Elles ont aussi compris qu’elles devaient agir dans le secret, tant l’honneur est fort chez ces hommes. S’ils avaient su, ils ne les auraient jamais laissées partir.

Elles avancent décidées, courbées sur leurs pensées. Elles n’auraient jamais pensé en arriver là. Leur vie leur semblait toute tracée, sans heurts, sans détours. Mais le sort en a décidé autrement. La guerre, puis les colères du ciel ont mis le village à genoux. Les hommes ont essayé de faire survivre leur famille, en vain. Ils sont revenus brisés des combats et n’ont pas eu assez de force pour mener celui contre la nature. Lentement les corps et les esprits se sont recroquevillés et chacun s’est replié sur le peu qu’il avait en espérant. Espérer quoi? et de qui? La main d’un dieu compatissant qui descendrait du ciel avec de la pluie et des récoltes? Seuls des hommes privés de leur raison par la guerre pouvaient regarder leurs enfants mourir en croyant à ce miracle. Les femmes, elles, avaient aussi dû survivre à la guerre sans leurs hommes. Les femmes, elles, savaient que la survie de chacun ne dépendait que de sa propre volonté et de ses propres actions. Pourtant, elles ont voulu y croire pour quelque temps. Elles ont voulu se reposer à nouveau sur les épaules de leurs hommes. Elles ont voulu leur redonner les rênes à leur retour des combats. Heureuses de les voir vivants. Mais elles ont vite compris que la guerre ne leur avait pas rendu leurs maris, mais les enveloppes de ces derniers. Ils en avaient les contours, la silhouette, mais plus rien de ce qui les faisait ne les habitait. Vides. Voilà ce qu’ils étaient. Vides, sans volonté et sans but. Tout justes bons à espérer... Alors elles s’étaient rassemblées. Ensemble, elles ont décidé qu’elles devaient agir. Elles seules étaient en mesure de sauver le village. Elles devaient reprendre le rôle tenu en l’absence des hommes. Elles devaient agir vite. Contrairement aux hommes, la guerre les avait dotées d’une force supplémentaire. Elles le savaient, et savaient que la guerre leur avait pris leurs hommes pour leur rendre des bouches à nourrir et des esprits à conforter. Alors elles devaient partir et se rendre là où il y avait du travail, là où elles pourraient acheter de quoi nourrir le village. Elles se sont organisées, seules les plus vaillantes sont parties, toutes les forces étaient nécessaires. Les plus fragiles ne devaient pas entreprendre un voyage qui pourrait les tuer, mais plutôt rester au village pour s’occuper des hommes et des enfants et pour organiser les ressources. Pour rassurer aussi. 

Seules vingt d’entre elles sont donc parties aux premières lueurs de l’aube. L’air est encore frais et elles se serrent dans leur châle. Celles qui portent un enfant le serrent aussi pour partager le peu de chaleur avec le petit être encore endormi, qui ne sait rien de ce qui est en train de se passer, mais qui prendra bientôt la mesure de la force de ces femmes. Elles avancent mues par cette volonté, que seules les femmes qui doivent lutter pour la survie des leurs peuvent avoir. Une volonté farouche et contre laquelle rien ni personne ne peut lutter. Elles parviendront à leur but. Elles sauveront le village, quoi qu’il leur en coûte. C’étaient elles les soldats à présent. Elles n’avaient plus rien des épouses soumises. Elles étaient les guerrières prêtes à tout pour rentrer en vie et avec de quoi faire vivre leur village.

De leur destination, elles ne savent que ce que les hommes ont bien voulu leur en dire, les hommes et les voyageurs de passage dans le village. Mais elles n’ont pas besoin d’en savoir beaucoup. Seule la certitude d’y trouver du travail et de l’argent leur suffit.

Plusieurs jours de marche leur seront nécessaires. Mais cela ne les effraie pas. Au contraire, elles ont besoin de ces heures pour affûter leur volonté, leur détermination. Elles ont besoin de ces heures pour se laver des restes de douceur et de naïveté de leur vie d’avant. Elles mettent ces heures de marche à profit pour s’endurcir. On pourrait presque voir la transformation s’opérer sous nos yeux. Plus elles se rapprochent de leur but, plus leurs corps se redressent. Les contours de leurs visages, doux et aimants dans les premières heures sont durs et tranchants à présent. La fatigue accentue les traits saillants. De mères, d’épouses, les voilà devenues amazones sans merci. Elles savent qu’elles n’ont que peu de temps pour réussir. 

Trois jours après leur départ, les voilà aux portes de la ville. Elles sont prêtes. Rien ne pourra leur résister. Elles survivront et avec elles, c’est tout un village qui renaîtra. Où sommes-nous? Qui sont-elles? Peu importe. Afrique, Amérique du Sud, Asie ou Europe, peu importe. Ces femmes n’ont pas de frontières. Leur destin ne connaît pas de langue. La volonté d’une femme est internationale. D’un simple bâton de rouge à lèvres en solde au dernier sac de riz distribué, c’est la même énergie farouche de la lionne qui l’anime... Tout n’est qu’une affaire de contexte.


03/06/2013
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Éteignez les projecteurs

Ce soir, nous fermons. C’est notre dernière séance. Voilà plus de 75 ans que les gens usent mes sièges en mangeant du pop corn devant des films.

Cette famille aura été bonne pour moi et je m’en sépare dans une grande tristesse. Ce soir, il n’y a pas un siège de libre. Comble de l’ironie alors que nous fermons, faute de revenus suffisants.  Tant pis, laissons le cynisme de côté et savourons ce dernier moment.

Pour l’occasion, nous avons fait venir un pianiste, qui jouera en direct sur un film muet de Buster Keaton. Puis nous avons décidé de projeter le merveilleux Cinéma Paradiso. Tout le monde se réjouit de ce beau spectacle. Nous n’aurions pu choisir mieux pour tirer notre révérence.

Mais revenons en arrière. Ma naissance !

Je dois ces 75 années de bonheur au sens inné des affaires et de la famille de Margaret Fairleigh. Sans elle, rien ne serait arrivé. C’est au milieu de ces terribles années de dépression que Margaret a encouragé son mari Reginald à me construire. J’étais selon elle le moyen d’assurer un avenir stable aux futures générations de Fairleigh. Quelle visionnaire cette Margaret ! Car c’est bien son arrière petit-fils, qui, la mort dans l’âme, va annoncer ma fermeture ce soir. Il sera accompagné de sa grand-mère (l’épouse d’un des fils de Margaret).

J’ai ouvert mes portes en 1935, le soir de Thanksgiving. Nous avons offert une double projection, comme nous avons continué à le faire tout au long de ces années. Ma façade est ornée d’un néon légendaire que personne dans le quartier ne peut manquer. Je suis érigé dans l’agréable quartier de Kitsilano à Vancouver. Longtemps considéré comme le quartier hippie de la ville, il abrite maintenant de nombreuses familles et est assez calme. J’ai vu s’asseoir sur mes 651 sièges des générations de Vancouvérites. Depuis 1935, vous pensez ! Tant de familles sont venues s’abriter dans ma salle les jours de pluie. Nous projetions aussi quelques monuments du cinéma. Tenez. Tout récemment, nous avons rejoué Casablancs. Ah... quelle époque ! Quelle classe ! Attention, je ne dénigre pas les films d’aujourd’hui, les Xmen et autres Harry Potter trouvent grâce à mes yeux, mais tout de même, vous conviendrez que Bogart et Bergman ont une autre classe. Enfin, peut-être suis-je simplement un vieux nostalgique ! Que voulez-vous, on ne se refait pas ! Je ne peux pas avoir traversé 75 ans de cinéma sans en garder quelques traces.

Margaret aimait tant venir s’asseoir au fond de la salle, une fois les portes fermées ! J’aimais moi aussi  cette douce connivence entre nous. Elle entrait, discrète, presqu’en s’excusant. Elle choisissait le dernier siège de la rangée pour pouvoir bondir hors de la salle si un retardataire arrivait ou dès les premières notes du générique. Elle prenait un plaisir de petite fille devant chacun des films. Ce fut certainement ma spectatrice la plus assidue et la plus passionnée aussi. Quoi que... Je dois reconnaître que Vince, son arrière petit-fils, a su faire honneur à mes spectacles. Lui aussi se faufilait dans ma salle dès que les lumières s’éteignaient. Très souvent, il entrait en cachette de ses parents. Il a ainsi vu des films peu recommandés pour son âge... Je n’ai jamais rien dit. J’ai très vite reconnu la petite lueur qu’il avait dans les yeux. Je retrouvais ma Margaret ! Alors, pour honorer sa mémoire, j’ai pris soin de son Vince. Je l’ai accueilli en secret et ne lui ai rien caché de moi. Il me connaissait par cœur et je ressentais la moindre de ses émotions au fil des bobines qui se déroulaient dans ma cabine de projection.

Comment ne pas être nostalgique de ces années dorées ? Comment ne pas regretter le temps de ma splendeur. Le jour de mon ouverture, on comptait 26 cinémas à Vancouver, dont 3 à Kitsilano. Combien en reste-t-il aujourd’hui ? Un par un, je les ai vus disparaitre. J’éprouvais de la tristesse pour mes camarades, mais j’avais aussi peur de subir le même sort... Je sais que certains me suivront rapidement. Que voulez-vous, nous ne pouvons lutter à armes égales avec le complexe Scotiabank de Burrard ! Notre charme, notre histoire, toutes les merveilleuses années qui ont fait de nous ce que nous sommes, n’ont que peu d’attrait pour les jeunes générations.

Il est complètement impensable de moderniser ma salle. Je suis bien conscient de l’envergure des travaux à réaliser et ne conseille vraiment pas aux Fairleigh de se lancer dans un tel défi. Ça n’aurait aucun sens, si ce n’est celui de la démesure.

Non, il est temps pour moi de tirer ma révérence. Je ne veux pas durer pour durer et me ringardiser. Margaret n’aurait pas aimé. Les choix de Vince honorent sa mémoire. Ah là là, le fait que ces deux-là ne se soient pas connus restera un de mes plus grands regrets ! En même temps, j’aime assez me dire que j’ai été le pont entre ces deux êtres, qui me sont si chers.

Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Vais-je être rasé et remplacé par des appartements ou un parking ? Vais-je trouver une seconde vie ? Je ne sais ni qui va me racheter, ni quelle sera ma destinée. J’espère sincèrement ne pas être mis à terre et pouvoir offrir un refuge à de nombreuses autres personnes. Mais, quoi qu’il arrive, je suis heureux de la vie que j’ai eue. Les Fairliegh ont été très bons pour moi et j’ai aimé chaque membre de cette famille. Ce fut un peu la mienne il faut dire. 75 ans, tout de même... Ça ne s’efface pas comme ça !

Allez, je vous laisse profiter de cette dernière soirée. Régalez-vous mes amis. Je vais moi aussi prendre un grand plaisir à regarder mon écran s’animer une dernière fois. Je vais essayer de ne pas pleurer. Ce serait dommage de gâcher ces belles images.

Tiens, ça me rappelle cette chanson d’Eddy Mitchell... « C’était la dernière séance et le rideau sur la scène est tombé... »

Au-revoir. 


26/05/2013
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Rufus

J’ai surnommé mon maître « l’Abruti ». Le A majuscule traduit l’ampleur de la chose, et mettre une minuscule aurait été mesquin. Autant faire les choses avec classe. J’aime la classe. L’élégance. J’aurais aimé être un chien racé, ou au moins avec un caractère un peu plus imposant que ce que je suis. Mais voilà, je suis un croisement d’un nombre incalculable de races et je m’appelle Rufus. Mon nom reflète bien le peu d’imagination de l’Abruti.

 

Pour oublier cette vie de merde, je pratique la méditation. Plusieurs heures quotidiennes me permettent d’élever mon âme et de ne pas massacrer l’Abruti. Je prie aussi beaucoup. Certains pourraient penser que la méditation zen et la religion musulmane ne font pas bon ménage. Je suis la preuve vivante du contraire. Ces deux pratiques m’offrent une vie spirituelle plus riche que celle de nombre de mes congénères.

La méditation est aussi un moyen imparable d’éviter les infections urinaires. Je m’explique. Bien que l’Abruti ne fasse pas grand chose de ses journées, il s’est mis en tête qu’un chien doit uriner 3 fois par jour. Ni plus, ni moins. Ayant un brin d’amour propre et un peu plus d’hygiène que lui, je m’astreins à ces horaires de chien. Alors que l’Abruti visite les toilettes bien plus que 3 fois par jour, je dois me retenir pour aller vider ma vessie à heures fixes. C’est bien joli tout ça, mais mon organisme fonctionne plutôt bien et il m’est donc difficile de me contenir.

Afin que ce programme stupide n’affecte pas ma santé, je médite. Je pratique beaucoup la visualisation et je demande à Allah de me venir en aide. Chaque jour, je dois remettre ça, et je suis reconnaissant aux forces supérieures de m’accorder de leur temps. Chaque soir, je les remercie par une petite pratique de gratitude. Ça ne mange pas de croquettes et ça fonctionne bien.

 

L’Abruti est un con. Hier, il a cru me faire plaisir en m’emmenant sur la plage. Nous sommes au mois de décembre... Ce crétin n’a pas arrêté de jeter des trucs dans l’eau pour que j’aille les chercher. Devant mon refus systématique, il s’est énervé et me disait : « Mais vas-y ! Bordel pour une fois que je te fais une belle sortie ! ». Et lui, il y serait allé ? Il aurait mis un orteil dans de l’eau à 5 degrés ? Faut pas me prendre pour un con non plus ! J’en ai peut-être le nom, mais j’ai ma fierté moi ! Il n’avait qu’à s’acheter un St Bernard ou un Husky s’il voulait avoir un chien qui aime se les geler dans de l’eau glacée en plein décembre.

 

L’Abruti passe la plupart de ses week-ends sur son canapé, devant la télé. Heureusement que je suis là pour lui permettre de bouger un peu. Mais ce week-end, c’est spécial : sa mère vient nous rendre visite. Je n’ai jamais rencontré son père. Il ne l’a pas connu non plus, mais il devait tenir une sacrée couche, vu que sa mère est à peu près normale. En comparant les deux, on se demande à quel moment il y a eu un raté dans le moteur... La pauvre ! Elle doit beaucoup méditer elle-aussi, quand je la vois garder son calme, en passant ses journées à nettoyer notre taudis et à préparer des petits plats à son rejeton. De la confiture à des cochons, je vous le dis ! Quand elle est là, elle passe toujours un moment avec moi. Elle vérifie que je n’ai pas de puces, ni de tiques. Attention, ce n’est pas vraiment pour être gentille avec moi. Elle veut juste s’assurer que je ne refile rien à l’Abruti. Ça m’fait toujours marrer, car elle ne voit pas son hygiène de vie au quotidien ! Quand elle se met sur mon dos, l’autre lui dit toujours que je ne suis qu’un sac à merde et que je rapporte toutes les saloperies de la rue sur moi. Quel culot ! C’est vraiment l’hôpital qui se fout de la charité ! Je n’ose même pas mettre une patte sur son lit tellement il est sale... Si j’avais des puces, je me ferai un plaisir d’aller les secouer sur son canapé. Mais il s’avère que je n’en attrape pas. Malgré tout ce qu’il peut dire, sa mère ne trouve jamais rien sur moi. C’est dire si je suis clean ! Un vrai milord.

 

La journée, quand l’Abruti n’est pas là, je me prends à rêver entre deux méditations. Bon, je n’ajouterai pas le vaudou à mes pratiques actuelles. Après on me traiterait d’illuminé, mais bon, je dois avouer que j’y ai déjà pensé... Avoir une petite poupée, un Abruti miniature sur lequel je pourrais jeter des sorts ou au moins vider ma vessie, ça me plairait assez. Mais, en tant que chien je dois reconnaître mes limites à faire des travaux manuels... Alors, faute de mieux, je glisse de temps en temps une petite supplique à Allah. On ne sait jamais ! Personne n’est parfait et Il doit bien avoir envie de se marrer un peu de temps en temps...

En attendant que ce jour béni n’arrive, je fais profil bas et tâche d’être un chien passe-partout qui obéit bien à son maître. Ma vie précédente a quand même du être dédiée au vice pour que je me coltine l’Abruti dans celle-ci. Et en plus, on dirait qu’elle s’étire sans vouloir jamais se terminer. Si je ne cautionne pas toujours les expressions relatives à ma race, je reconnais que quand je regarde ma vie, je ne peux que comprendre les gens qui parlent d’une vie de chien...

 

Aujourd’hui, enfin, mes prières ont été exaucées ! Un camion a renversé l’Abruti. Il ne s’est pas relevé. Libre ! Enfin libre ! Je suis rentré chez moi en courant, sautant, dansant même ! En entrant, j’ai fini la bière qui était sur la table basse. J’aurais presque fumé une clope !

Je me la coulais douce sur le canapé en remerciant Allah et tous ses potes pour ce beau cadeau. J’en ai même oublié de méditer.

J’avais juste oublié un truc : je ne suis qu’un chien.

 

Après une bonne nuit de sommeil pleine de plages de sable blanc, de mers chaudes et  de bonne bouffe, le réveil fut brutal. Sa mère est entrée, en pleurs. Quand elle m’a vu, ses sanglots ont redoublé et elle m’a crié : « Tout ça, c’est de ta faute. Sale chien ! ». Autant vous dire qu’à ce moment-là, mon jugement clément à son égard a vite changé. Je veux bien compatir, elle a quand même perdu son fils, mais elle oublie la raclure qu’il était ! Merde quoi, le responsable c’est lui ! Et moi, elle y a pensé un peu ? Est-ce qu’elle réalise la vie de merde que son cher fils m’a fait vivre ? Apparemment pas. Il lui a fallu moins d’une heure pour appeler la SPA.

 

Alors me voilà aujourd’hui, dans ma cage dorée. On me sort 3 fois par jour à heure fixe pour aller pisser et ils ont même mis mon nom au-dessus de ma cage. Comme ça, tout le monde se fout bien de ma gueule. Je ne vous raconte pas le niveau des blagues qui se pratiquent dans cette baraque ! Heureusement que je pratique toujours. Je médite plus que jamais, j’ignore les remarques du style « Alors Rufus, ça lévite? » et je prie, en ignorant tout autant les « Eh Rufus, c’est par où la Mecque ? ». Le plus con d’entre eux, un Berger étranger au doux nom de Zeus, s’est même senti très inspiré un jour en me parlant de mon tapis de prière qui pourrait me servir à voler. Je vous jure... Y’a des jours où je regretterais presque l’Abruti.

 

En tout cas, cette aventure m’a appris une chose : je ne me risque plus à demander des trucs pas catholiques à Allah. J’ai remarqué qu’il aimait pas trop et que ça l’amusait de faire semblant de m’aider pour m’enfoncer encore plus.

 

Ah vraiment, quelle vie de chien !


25/05/2013
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