mots-d-AL-com

mots-d-AL-com

Rufus

J’ai surnommé mon maître « l’Abruti ». Le A majuscule traduit l’ampleur de la chose, et mettre une minuscule aurait été mesquin. Autant faire les choses avec classe. J’aime la classe. L’élégance. J’aurais aimé être un chien racé, ou au moins avec un caractère un peu plus imposant que ce que je suis. Mais voilà, je suis un croisement d’un nombre incalculable de races et je m’appelle Rufus. Mon nom reflète bien le peu d’imagination de l’Abruti.

 

Pour oublier cette vie de merde, je pratique la méditation. Plusieurs heures quotidiennes me permettent d’élever mon âme et de ne pas massacrer l’Abruti. Je prie aussi beaucoup. Certains pourraient penser que la méditation zen et la religion musulmane ne font pas bon ménage. Je suis la preuve vivante du contraire. Ces deux pratiques m’offrent une vie spirituelle plus riche que celle de nombre de mes congénères.

La méditation est aussi un moyen imparable d’éviter les infections urinaires. Je m’explique. Bien que l’Abruti ne fasse pas grand chose de ses journées, il s’est mis en tête qu’un chien doit uriner 3 fois par jour. Ni plus, ni moins. Ayant un brin d’amour propre et un peu plus d’hygiène que lui, je m’astreins à ces horaires de chien. Alors que l’Abruti visite les toilettes bien plus que 3 fois par jour, je dois me retenir pour aller vider ma vessie à heures fixes. C’est bien joli tout ça, mais mon organisme fonctionne plutôt bien et il m’est donc difficile de me contenir.

Afin que ce programme stupide n’affecte pas ma santé, je médite. Je pratique beaucoup la visualisation et je demande à Allah de me venir en aide. Chaque jour, je dois remettre ça, et je suis reconnaissant aux forces supérieures de m’accorder de leur temps. Chaque soir, je les remercie par une petite pratique de gratitude. Ça ne mange pas de croquettes et ça fonctionne bien.

 

L’Abruti est un con. Hier, il a cru me faire plaisir en m’emmenant sur la plage. Nous sommes au mois de décembre... Ce crétin n’a pas arrêté de jeter des trucs dans l’eau pour que j’aille les chercher. Devant mon refus systématique, il s’est énervé et me disait : « Mais vas-y ! Bordel pour une fois que je te fais une belle sortie ! ». Et lui, il y serait allé ? Il aurait mis un orteil dans de l’eau à 5 degrés ? Faut pas me prendre pour un con non plus ! J’en ai peut-être le nom, mais j’ai ma fierté moi ! Il n’avait qu’à s’acheter un St Bernard ou un Husky s’il voulait avoir un chien qui aime se les geler dans de l’eau glacée en plein décembre.

 

L’Abruti passe la plupart de ses week-ends sur son canapé, devant la télé. Heureusement que je suis là pour lui permettre de bouger un peu. Mais ce week-end, c’est spécial : sa mère vient nous rendre visite. Je n’ai jamais rencontré son père. Il ne l’a pas connu non plus, mais il devait tenir une sacrée couche, vu que sa mère est à peu près normale. En comparant les deux, on se demande à quel moment il y a eu un raté dans le moteur... La pauvre ! Elle doit beaucoup méditer elle-aussi, quand je la vois garder son calme, en passant ses journées à nettoyer notre taudis et à préparer des petits plats à son rejeton. De la confiture à des cochons, je vous le dis ! Quand elle est là, elle passe toujours un moment avec moi. Elle vérifie que je n’ai pas de puces, ni de tiques. Attention, ce n’est pas vraiment pour être gentille avec moi. Elle veut juste s’assurer que je ne refile rien à l’Abruti. Ça m’fait toujours marrer, car elle ne voit pas son hygiène de vie au quotidien ! Quand elle se met sur mon dos, l’autre lui dit toujours que je ne suis qu’un sac à merde et que je rapporte toutes les saloperies de la rue sur moi. Quel culot ! C’est vraiment l’hôpital qui se fout de la charité ! Je n’ose même pas mettre une patte sur son lit tellement il est sale... Si j’avais des puces, je me ferai un plaisir d’aller les secouer sur son canapé. Mais il s’avère que je n’en attrape pas. Malgré tout ce qu’il peut dire, sa mère ne trouve jamais rien sur moi. C’est dire si je suis clean ! Un vrai milord.

 

La journée, quand l’Abruti n’est pas là, je me prends à rêver entre deux méditations. Bon, je n’ajouterai pas le vaudou à mes pratiques actuelles. Après on me traiterait d’illuminé, mais bon, je dois avouer que j’y ai déjà pensé... Avoir une petite poupée, un Abruti miniature sur lequel je pourrais jeter des sorts ou au moins vider ma vessie, ça me plairait assez. Mais, en tant que chien je dois reconnaître mes limites à faire des travaux manuels... Alors, faute de mieux, je glisse de temps en temps une petite supplique à Allah. On ne sait jamais ! Personne n’est parfait et Il doit bien avoir envie de se marrer un peu de temps en temps...

En attendant que ce jour béni n’arrive, je fais profil bas et tâche d’être un chien passe-partout qui obéit bien à son maître. Ma vie précédente a quand même du être dédiée au vice pour que je me coltine l’Abruti dans celle-ci. Et en plus, on dirait qu’elle s’étire sans vouloir jamais se terminer. Si je ne cautionne pas toujours les expressions relatives à ma race, je reconnais que quand je regarde ma vie, je ne peux que comprendre les gens qui parlent d’une vie de chien...

 

Aujourd’hui, enfin, mes prières ont été exaucées ! Un camion a renversé l’Abruti. Il ne s’est pas relevé. Libre ! Enfin libre ! Je suis rentré chez moi en courant, sautant, dansant même ! En entrant, j’ai fini la bière qui était sur la table basse. J’aurais presque fumé une clope !

Je me la coulais douce sur le canapé en remerciant Allah et tous ses potes pour ce beau cadeau. J’en ai même oublié de méditer.

J’avais juste oublié un truc : je ne suis qu’un chien.

 

Après une bonne nuit de sommeil pleine de plages de sable blanc, de mers chaudes et  de bonne bouffe, le réveil fut brutal. Sa mère est entrée, en pleurs. Quand elle m’a vu, ses sanglots ont redoublé et elle m’a crié : « Tout ça, c’est de ta faute. Sale chien ! ». Autant vous dire qu’à ce moment-là, mon jugement clément à son égard a vite changé. Je veux bien compatir, elle a quand même perdu son fils, mais elle oublie la raclure qu’il était ! Merde quoi, le responsable c’est lui ! Et moi, elle y a pensé un peu ? Est-ce qu’elle réalise la vie de merde que son cher fils m’a fait vivre ? Apparemment pas. Il lui a fallu moins d’une heure pour appeler la SPA.

 

Alors me voilà aujourd’hui, dans ma cage dorée. On me sort 3 fois par jour à heure fixe pour aller pisser et ils ont même mis mon nom au-dessus de ma cage. Comme ça, tout le monde se fout bien de ma gueule. Je ne vous raconte pas le niveau des blagues qui se pratiquent dans cette baraque ! Heureusement que je pratique toujours. Je médite plus que jamais, j’ignore les remarques du style « Alors Rufus, ça lévite? » et je prie, en ignorant tout autant les « Eh Rufus, c’est par où la Mecque ? ». Le plus con d’entre eux, un Berger étranger au doux nom de Zeus, s’est même senti très inspiré un jour en me parlant de mon tapis de prière qui pourrait me servir à voler. Je vous jure... Y’a des jours où je regretterais presque l’Abruti.

 

En tout cas, cette aventure m’a appris une chose : je ne me risque plus à demander des trucs pas catholiques à Allah. J’ai remarqué qu’il aimait pas trop et que ça l’amusait de faire semblant de m’aider pour m’enfoncer encore plus.

 

Ah vraiment, quelle vie de chien !



25/05/2013
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 3 autres membres