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Éteignez les projecteurs

Ce soir, nous fermons. C’est notre dernière séance. Voilà plus de 75 ans que les gens usent mes sièges en mangeant du pop corn devant des films.

Cette famille aura été bonne pour moi et je m’en sépare dans une grande tristesse. Ce soir, il n’y a pas un siège de libre. Comble de l’ironie alors que nous fermons, faute de revenus suffisants.  Tant pis, laissons le cynisme de côté et savourons ce dernier moment.

Pour l’occasion, nous avons fait venir un pianiste, qui jouera en direct sur un film muet de Buster Keaton. Puis nous avons décidé de projeter le merveilleux Cinéma Paradiso. Tout le monde se réjouit de ce beau spectacle. Nous n’aurions pu choisir mieux pour tirer notre révérence.

Mais revenons en arrière. Ma naissance !

Je dois ces 75 années de bonheur au sens inné des affaires et de la famille de Margaret Fairleigh. Sans elle, rien ne serait arrivé. C’est au milieu de ces terribles années de dépression que Margaret a encouragé son mari Reginald à me construire. J’étais selon elle le moyen d’assurer un avenir stable aux futures générations de Fairleigh. Quelle visionnaire cette Margaret ! Car c’est bien son arrière petit-fils, qui, la mort dans l’âme, va annoncer ma fermeture ce soir. Il sera accompagné de sa grand-mère (l’épouse d’un des fils de Margaret).

J’ai ouvert mes portes en 1935, le soir de Thanksgiving. Nous avons offert une double projection, comme nous avons continué à le faire tout au long de ces années. Ma façade est ornée d’un néon légendaire que personne dans le quartier ne peut manquer. Je suis érigé dans l’agréable quartier de Kitsilano à Vancouver. Longtemps considéré comme le quartier hippie de la ville, il abrite maintenant de nombreuses familles et est assez calme. J’ai vu s’asseoir sur mes 651 sièges des générations de Vancouvérites. Depuis 1935, vous pensez ! Tant de familles sont venues s’abriter dans ma salle les jours de pluie. Nous projetions aussi quelques monuments du cinéma. Tenez. Tout récemment, nous avons rejoué Casablancs. Ah... quelle époque ! Quelle classe ! Attention, je ne dénigre pas les films d’aujourd’hui, les Xmen et autres Harry Potter trouvent grâce à mes yeux, mais tout de même, vous conviendrez que Bogart et Bergman ont une autre classe. Enfin, peut-être suis-je simplement un vieux nostalgique ! Que voulez-vous, on ne se refait pas ! Je ne peux pas avoir traversé 75 ans de cinéma sans en garder quelques traces.

Margaret aimait tant venir s’asseoir au fond de la salle, une fois les portes fermées ! J’aimais moi aussi  cette douce connivence entre nous. Elle entrait, discrète, presqu’en s’excusant. Elle choisissait le dernier siège de la rangée pour pouvoir bondir hors de la salle si un retardataire arrivait ou dès les premières notes du générique. Elle prenait un plaisir de petite fille devant chacun des films. Ce fut certainement ma spectatrice la plus assidue et la plus passionnée aussi. Quoi que... Je dois reconnaître que Vince, son arrière petit-fils, a su faire honneur à mes spectacles. Lui aussi se faufilait dans ma salle dès que les lumières s’éteignaient. Très souvent, il entrait en cachette de ses parents. Il a ainsi vu des films peu recommandés pour son âge... Je n’ai jamais rien dit. J’ai très vite reconnu la petite lueur qu’il avait dans les yeux. Je retrouvais ma Margaret ! Alors, pour honorer sa mémoire, j’ai pris soin de son Vince. Je l’ai accueilli en secret et ne lui ai rien caché de moi. Il me connaissait par cœur et je ressentais la moindre de ses émotions au fil des bobines qui se déroulaient dans ma cabine de projection.

Comment ne pas être nostalgique de ces années dorées ? Comment ne pas regretter le temps de ma splendeur. Le jour de mon ouverture, on comptait 26 cinémas à Vancouver, dont 3 à Kitsilano. Combien en reste-t-il aujourd’hui ? Un par un, je les ai vus disparaitre. J’éprouvais de la tristesse pour mes camarades, mais j’avais aussi peur de subir le même sort... Je sais que certains me suivront rapidement. Que voulez-vous, nous ne pouvons lutter à armes égales avec le complexe Scotiabank de Burrard ! Notre charme, notre histoire, toutes les merveilleuses années qui ont fait de nous ce que nous sommes, n’ont que peu d’attrait pour les jeunes générations.

Il est complètement impensable de moderniser ma salle. Je suis bien conscient de l’envergure des travaux à réaliser et ne conseille vraiment pas aux Fairleigh de se lancer dans un tel défi. Ça n’aurait aucun sens, si ce n’est celui de la démesure.

Non, il est temps pour moi de tirer ma révérence. Je ne veux pas durer pour durer et me ringardiser. Margaret n’aurait pas aimé. Les choix de Vince honorent sa mémoire. Ah là là, le fait que ces deux-là ne se soient pas connus restera un de mes plus grands regrets ! En même temps, j’aime assez me dire que j’ai été le pont entre ces deux êtres, qui me sont si chers.

Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Vais-je être rasé et remplacé par des appartements ou un parking ? Vais-je trouver une seconde vie ? Je ne sais ni qui va me racheter, ni quelle sera ma destinée. J’espère sincèrement ne pas être mis à terre et pouvoir offrir un refuge à de nombreuses autres personnes. Mais, quoi qu’il arrive, je suis heureux de la vie que j’ai eue. Les Fairliegh ont été très bons pour moi et j’ai aimé chaque membre de cette famille. Ce fut un peu la mienne il faut dire. 75 ans, tout de même... Ça ne s’efface pas comme ça !

Allez, je vous laisse profiter de cette dernière soirée. Régalez-vous mes amis. Je vais moi aussi prendre un grand plaisir à regarder mon écran s’animer une dernière fois. Je vais essayer de ne pas pleurer. Ce serait dommage de gâcher ces belles images.

Tiens, ça me rappelle cette chanson d’Eddy Mitchell... « C’était la dernière séance et le rideau sur la scène est tombé... »

Au-revoir. 



26/05/2013
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