Trois générations - (thème « C'est diabolique ! »)
Comment en était-il arrivé là ?
Devant lui, la une du New York Times titrait : « Le colosse aux ailes d’argile ».
Après plus de 20 ans au sommet de l’aéronautique international, voilà que ses avions subissaient avarie sur avarie.
Il était seul, face au portrait de Grand-Pa Willy, le fondateur du Groupe. Que penserait l’aïeul de cette déconfiture ?
Depuis qu’il avait pris la tête de la division de l’aviation civile, Henry avait multiplié les succès.
Un carnet de commandes débordant après seulement deux ans d’existence. Plus de 2 000 appareils vendus dès la troisième année.
Grand-Pa Willy avait été si fier de lui ! La mort prématurée de son père George avait fichu un tel coup au Groupe et à son fondateur, qu’Henry avait redoublé d’efforts pour remonter le moral de son grand-père et de l’entreprise.
Deux décennies plus tard, il pouvait se féliciter d’avoir atteint le firmament. Seuls ces maudits Européens constituaient un obstacle sur la route du monopole absolu. Mais, il devait reconnaître que cette concurrence était aussi une source de saine émulation, qui encourageait les ingénieurs à se surpasser.
Mais d’où venaient ces dysfonctionnements ?
Tout avait commencé il y deux ans, avec le TMZ, appareil phare de Groupe, qui s’était retrouvé impliqué dans deux accidents à quelques semaines d’intervalle. Deux accidents encore partiellement inexpliqués, mais qui avaient entraîné l’interdiction du modèle dans l’espace aérien européen, puis dans celui d’Amérique du Nord.
Henry et ses équipes étaient parvenus à redresser la barre jusqu’à ce que la pandémie s’abatte, clouant tous les avions au sol.
Un sacré coup dur là aussi.
Pensant s’être sorti de cette mauvaise passe, Henry s’était félicité quand les commandes affluèrent six mois seulement après cet épisode difficile.
Mais, il était loin de se douter du cycle infernal dans lequel lui et son Groupe allaient être entraînés.
Quelques mois auparavant, alors que le TMZ New Generation effectuait son premier vol commercial, ses passagers eurent la surprise de voir la porte d’une issue de secours s’arracher à plus de 6 000 mètres d’altitude.
Les réseaux sociaux ont largement relayé l’événement et les images hallucinantes de cet avion volant « à porte ouverte » ont fait le tour du monde.
Henry accusait le coup, maudissant les réseaux et la soif de sensationnel de ses comparses.
Il fulminait encore lorsqu’un deuxième TMZ New Generation fit parler de lui. Quelques semaines après le premier incident, cet appareil eut l’idée de perdre un train d’atterrissage en plein décollage… Comme gage de qualité, il faut reconnaître qu’on peut mieux faire.
Deux semaines plus tard, un troisième avion perdit une partie de son fuselage.
À terre, Henry s’enfonçait dans la dépression, quand une nouvelle catastrophe se produisit. Cette fois-ci, nous avions touché au saint des saints : les enfants ! Rassurez-vous, aucun mort ne fut à déplorer. Mais, dix jours plus tôt, des écoliers furent privés de voyage scolaire, après avoir successivement embarqué dans pas moins de trois appareils du Groupe.
Le premier a fait demi-tour pour un problème de pressurisation. Le deuxième n’a jamais réussi à décoller, quant au troisième, il n’a tout simplement jamais pu fermer ses portes.
Henry n’en pouvait plus. Quel mauvais sort s’était abattu sur son Groupe ? Qu’est-ce qui se cachait derrière cette série noire ?
Il était là, face au portrait de Grand-Pa Willy, lorsque son majordome lui annonça une visite.
Henry vit s’avancer un vieil indien sans âge, qui donnait l’impression de flotter au-dessus du sol, tant il était frêle. À sa bouche, une longue pipe effilée d’où s’échappait une fumée épaisse.
- Les esprits te saluent, Henry, prononça le vieil homme dans un murmure.
- Euh… Bonjour, répondit Henry, interloqué.
- Les démons te cernent et tu es pris dans leur ronde. Le vois-tu ?
- …
- Tu dois te demander pourquoi le sort s’acharne autant sur toi ?
- En effet.
- Je suis venu t’éclairer et te dire ce qui t’attend.
- Ce qui m’attend ? Vous voulez dire que ce n’est pas terminé ?
- Oui. Selon le sortilège du reflet sur le lac, il nous manque une génération.
- Pardon ?
- Laisse-moi revenir aux sources de cette histoire. C’est ton grand-père William qui est la racine de ce mal qui t’accable.
- Grand-Pa Willy ? Mais, que me racontez-vous ?
L’indien haussa la voix et leva les bras au ciel en s’exclamant :
- Ton grand-père s’est rendu coupable d’une faute très grave !
Puis, tirant longuement sur sa pipe, il se radoucit.
- C’était il y a de nombreuses lunes de cela. Sais-tu qu’au début du Groupe, il y avait deux associés ?
- Deux associés ?!?
- Oui. Ton grand-père et mon père ont partagé le souffle des dieux et ont serré leur cœur l’un sur l’autre.
- Ils ont quoi ?
- C’est ce que tu appelles un contrat. Mon père apportait au Groupe la bénédiction de son peuple pour construire les usines sur nos terres sacrées. En échange, William lui a promis un travail et lui a dit qu’il serait le gardien des traditions dans l’entreprise, qui devait aussi soutenir notre tribu.
- Je vois. Et que s’est-il passé ?
- Après quelques lunes, le Groupe s’était développé au-delà de toutes les espérances, et William a renié le pacte sacré passé avec mon père et notre peuple.
- Quoi ? Grand-Pa Willy ? Mais il était le meilleur des hommes !
- Il a sûrement été un bon grand-père pour toi, mais son cœur n’était pas pur. Il était possédé par l’envie de richesse et de gloire. D’autres personnes au cœur sec l’ont aidé à écarter mon père, par des manipulations dont votre peuple a le secret.
- Comment vous croire ? Avez-vous des preuves de ce que vous dites ?
- Dans mon monde oui, dans le tien, je ne suis pas sûr. Mais, quand je t’aurai tout raconté, tu ne pourras plus douter de moi… Où en étais-je ? Ah oui, mon père a dû partir, comme ma tribu. Mais nous sommes un peuple digne et nos dieux ne permettent pas qu’on les trahisse. C’est pourquoi, quelque temps plus tard, mon père est allé voir notre grand sorcier. Après trois jours et trois nuits de cercle avec les chefs et les dieux, le sortilège du reflet dans le lac fut choisi pour faire payer William.
- Qu’est-ce que c’est que ce sortilège ?
- Je crois que vous dites « Œil pour œil, dent pour dent ». Étrange…
Une bouffée sur sa pipe et le mystérieux messager disparait derrière une volute dense et bleutée.
- Laisse-moi terminer. Je suis vieux et fatigué et je dois bientôt partir. Voilà ce qui est arrivé à mon père après la trahison de William… La première épouse de mon père, Regard sauvage, n’a pas supporté le déshonneur qui s’est abattu sur elle et sa famille. Issue d’une illustre lignée, elle était fière et ne pouvait plus vivre avec le fardeau de cet affront. Elle a donc a décidé de quitter ce monde. Mais ce n’est pas tout. Comme elle ne pouvait imaginer que son fils, premier héritier de mon père, puisse vivre dans la honte, en plus de la sienne, elle prit aussi la vie de son enfant.
- Quelle horreur !
- En effet… Mais revenons au sortilège. Avec sa mauvaise action, William a donc détruit la vie de mon père, de sa femme et de son fils. Mon père était un grand chef et sa première épouse était encore très jeune. Cela revenait donc à sacrifier trois générations, en plus du mal fait à ma tribu.
- Je ne vous suis pas.
- Comment, toi aussi tu es aveugle au monde ? Ne sais-tu pas comment ton père est passé de l’autre côté ?
- Vous voulez dire que la mort de papa n’était pas accidentelle ?
Le vieil homme ne prononça pas un mot, mais il planta son regard intense dans celui d’Henry, qui se décomposa.
- Voilà donc la première génération, reprit l’indien. Il fallait que William souffre dans sa chair, comme mon père a souffert dans la sienne. Souviens-toi, le reflet dans le lac…
- Je comprends. Je serais donc la deuxième génération ?
- Tes yeux s’ouvrent enfin !
- Mais alors, s’écria Henry dans un cri de désespoir, il reste une génération ! Ne peut-on pas tout arrêter ici ?
- Non. Un sortilège ne s’annule pas. Surtout celui-ci. Tout doit s’accomplir selon la volonté des dieux.
- Mais enfin, ce n’est pas possible !
- Il est trop tard. Les dieux, le sorcier et les chefs en ont décidé ainsi. C’est écrit dans le ciel.
À ce moment-là, le majordome fit irruption dans la pièce. Il était pâle comme un linge.
- Monsieur ? C’est monsieur votre fils…
Sur la table basse, la pipe dégageait une épaisse fumée bleue. Mais l’indien avait disparu.
12/06/2024
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