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C'était un premier février (thème « Anniversaire »)

LUI

 

Sans un mot, il est parti.

C’était un premier février.

Il a enfilé son ciré jaune, a jeté un dernier regard à la pièce. Il savait qu’il ne la reverrait jamais. Il partait pour une contrée lointaine, inconnue, de celles dont on ne revient pas.

Que leur dire avant de prendre la route ? Que tout était devenu trop difficile ? Pourraient-ils le comprendre ? Eux, qui étaient la joie incarnée, l’énergie de vie à l’état pur…

Il n’aurait pas trouvé les mots pour leur parler du mal qui le ronge.

Il a préféré se taire plutôt que d’être, une fois de plus, maladroit. Le silence valait mieux qu’une dernière blessure.

Partir pour ne plus encombrer, pour ne plus déranger, pour ne plus peser sur leur existence. Car, si lui n’avait plus envie, eux, ils étaient puissamment en vie.

Il a refermé la porte et s’en est allé dans la nuit.

 

 

EUX

 

Ils sont restés.

Le cœur en miettes, des questions plein la tête.
C’était un premier février.

Ce jour-là, une autre vie a commencé : celle de l’après lui, la vie sans lui.

D’abord, il a fallu tomber, pleurer, souffrir.

 

Pourquoi ce départ ? Pourquoi ce silence ? Qu’avaient-ils fait ou que n’avaient-ils pas fait ? Que n’avaient-ils pas vu ? L’avaient-ils assez aimé ? Allaient-ils réussir à vivre avec cette absence ?

 

Certains se sont murés barricadés dans leur chagrin. Incapables, ne serait-ce que de se mettre à genoux, ils sont restés à terre, recroquevillés, anéantis.

 

D’autres ont essayé de ne rien changer, au cas où ce départ n’aurait été qu’une illusion. Se rattacher au concret, à la routine quotidienne, pour ne pas tomber. Tenir, coûte que coûte.

 

D’autres encore se sont enivrés, de vie, d’alcool, d’amour.

S’abrutir pour ne pas laisser la nuit et ses démons les assaillir. S’abrutir de foule et de bruit pour faire taire ce silence assourdissant, intenable. S’abrutir pour empêcher la douleur de les ronger.

 

Les derniers sont restés debout, bien droits. Mais, ils se sont retirés de la vie, du monde. Ils ont continué à avancer, à agir, mais ont fermé leur cœur et leur esprit. Trop dur de s’ouvrir. Trop dur de parler. Trop dur de s’épancher. Trop violents, les assauts des autres. Se fermer pour se protéger. Se fermer pour ne plus souffrir, ou, en tout cas, pour souffrir un peu moins. C’était déjà ça.

 

Puis, lentement, il a fallu apprendre. Apprendre à vivre sans lui. Bâtir de nouvelles fondations. Bancales à jamais. Solides malgré tout.

 

Redistribuer les rôles, les forces, les destins.

 

Tout doucement, laisser des gouttes de vie hydrater la terre asséchée.

 

Se relever. Commencer par un genou.

Tomber, car tenir coûte que coûte ne dure qu’un temps.

Ne plus s’abrutir pour revenir à la vie, la vraie.

S’ouvrir, même imperceptiblement.

 

Laisser une chance à la vie, à la joie et à l’amour de retrouver une place en eux.

Ça prendrait du temps. Ils le savaient. Mais ils étaient prêts. Cette énergie de vie qui les avait animés jusqu’au 31 janvier n’avait pas complètement disparu. Elle s’était juste effacée, assoupie.

 

Il le savait. Il savait qu’en partant, il leur ferait du mal, mais qu’ils avaient les ressources pour se relever.

 

 

20 ANS PLUS TARD

 

Plus de vingt ans après restent ces deux dates. Celle de son arrivée, le 16 mars et celle de son départ, le 1er février.

 

On les désigne toutes les deux de la même manière : anniversaire. Quelle anomalie !

Les Anglo-Saxons ont l’élégance de différencier le « birthday » (jour de la naissance), de l’« anniversary » (date anniversaire d’un événement).

Pour une fois, le français manque de subtilité et de délicatesse…

 

Alors, que faire ? La date de la mort de Molière et d’autres grands noms est célébrée en grande pompe, mais que faire de nos morts ?

 

Eux, ils ont tranché.

 

Chaque année, ils vivent le 1er février, comme ils le peuvent.

L’un tombe malade juste avant, quasi systématiquement. L’autre se fait mal… D’autres passent un moment avec lui dans leurs rêves.

 

Mais tous ont décidé de se retrouver dans la joie le 16 mars. Se retrouver pour continuer à fêter son existence. Pour se souvenir de la vie avant ce premier février-là. Pour rire, pleurer parfois, et surtout, pour l’aimer.

 

Il avait décidé de partir un premier février.

Eux ont choisi de fêter son arrivée, le 16 mars.

 

Entre ces deux « anniversaires », une vie pleine et intense a été vécue et c’est à cela qu’ils trinquent chaque année.

 

30 avril 2024



20/06/2024
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